Philippe Leuckx li Une mère de Pierre Perrin
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  • Philippe Leuckx in revue Texture
    Une lecture d’Une mère, Le cri retenu, Cherche midi


    couv. Une mère, chez l’éditeur

    « Je voudrais tant la voir revenir, sans elle je ne serais rien. »
    Le livre commence et se clôt sur le thème de la face et de son contraire, effacer.
    Le face à face que poursuit avec une inouïe persévérance ce livre, c’est celui d’avec la mère, décédée en 1977, que vingt années et un peu plus n’ont pas fini de graver dans l’intime conviction du fils, celle de l’avoir ratée sinon aimée.
    Des premiers mots de ce récit à la scène finale, celle d’un visage ravagé, la littérature a donc fait son office, avec les atermoiements d’usage, les replis, les retraits, comme si le fils, unique enfant d’un couple désaccordé, déchiré, se devait de remplir une tâche, celle de rendre mémoire à une morte, déjà prête de s’enfuir dans le tissu décousu des années.
    En douze stations, pour une mère dévouée à la cause de l’église, présente aux processions, grande ouvrière des cimetières à sauver des herbes, le fils qui se dit indigne, cruel, rameute le portrait d’une femme avare en tendresse, en sentiments, prompte à rudoyer, à blesser, à gifler cet enfant qui fait tout cependant pour s’attirer un peu d’amour, et qui recueille les offenses. Le père, revenu d’Allemagne, est décrit comme un être faible, malade, jouet du silence farouche de sa femme. Il disparaîtra huit années avant elle. Pourtant, l’enfant trouve chez lui ce que la mère ne lui donne ; les rares souvenirs heureux se greffent au creux de ses mains d’adulte, défaussé.
    Sans une once de sentimentalisme, en ethnographe des vies familiales, comme Ernaux et Lefèvre peuvent en donner d’autres subtiles illustrations, le poète Perrin ne se paie de mots pour relater l’irracontable d’une douleur que même la littérature ne dégagera du « puits » où elle s’est logée. Avec une nudité qui est source pour le lecteur d’un vertigineux naturalisme (la ferme, la "rasade de Mercurochrome dans le cordon" d'un jeune veau, les obsessions silencieuses d’une mère confite en nettoyage, les errements d’un fils qui se sait dévoyé…), le narrateur distille une quête elle-même vertigineuse : comment rendre compte d’une séparation telle que la mère et le fils se sont à peine connus et reconnus ? comment dire ce malaise fondamental qui vous pousse à entreprendre une recherche précise qui vous donnera d’éternels tourments à forer ainsi dans la gangue du non-dit, du non-aimé, du non-désiré, qu’il faut déloger pour le rendre à la littérature ?
    Des épisodes sont hallucinants de cruauté vécue, ressentie, ainsi en va-t-il de ce petit de l’assistance publique, accueilli à la ferme, et que l’enfant-narrateur, jaloux, fait conspuer. Ou ce chien décapité, seul compagnon de la misère affective du petit enfant.
    Les aveux sont nets et coupants comme seule la grande littérature peut inciser : s’il faut des comparaisons, citons Blesse, ronce noire de Louis-Combet ou La peau sur les os d’Hyvernaud ou encore La première habitude de Françoise Lefèvre. Puisque la grande littérature s’offre sans apprêts, glaçante s’il le faut, hallucinante de vérité.
    Perrin trouve les mots, le rythme pour énoncer sa recherche, offrir et partager son histoire en l’élevant au statut de tous les livres consacrés à ces mères, parfois cruelles, parfois distantes, parfois si précieuses dans le souvenir : Consolation d’un voyageur, Vipère au poing
    Car le style, ici, répond à la richesse du thème : pas de place pour l’à peu près, une description des lieux (la maison, les rats au plafond, les mouches qui vrombissent), une persistante analyse des êtres, une volonté aussi de hausser l’anecdotique jusqu’à la nudité des réflexions majeures sur la vie, le manque, l’autre…
    On n’en finirait pas d’égrener les atouts majeurs d’un tel récit, qui va jusqu’à consigner ses doutes et ses arrêts. L’œuvre en cours, que nous sommes en train de lire, n’apparaît jamais comme le fruit d’un travail irrégulier, mais offre l’attrait d’un témoignage unique, entomologique d’une quête d’un passé qu’on sait à la fois sensible et décevant, meurtri et cependant ouvert à une certaine rédemption.
    Jamais, on ne sent que c’est l’ouvrage d’un grand lettré qui se donnerait en miroir de sa grande culture. Non, le témoignage a la force d’un aveu, d’un constat, sans cesse maîtrisé par le corset du style. Dire au plus juste la peine comme celle d’un puits de chagrin et ressourcer le lecteur à l’eau même des tourments.
    Un grand livre.

    Philippe Leuckx article pour la revue Texture, novembre 2015


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