Les Amants incertains
— court métrage pour un aveugle
—
À la merveilleuse, au vertige, à celle qui tourne sur elle-même… La terre
est lourde au manque d’où qu'il vienne. Elle s’affine,
s’affirme. D’enfant, elle éclate en femme. Déjà,
elle est parée de remparts aveuglants. Léger, d’un
bond, qui les franchit ? Elle s’insinue sous des poignets.
Sa nudité ? Elle s’arrache une ortie, baissée
sur le jour. Pour un amant, elle se soulève de plaisir. À
la dernière extrémité, même un mort ne se
retient pas.
Mais lui ne sait guère ce qu’il veut. Il ne respecte rien ni personne. On croit qu’il se moque de la vie. Le cœur lui brûle les dents. Il refuse toute larme. Il ne sait pourtant pas rire simplement. Il ne sait pas davantage chanter ni hors de lui-même se hausser. Il devrait comme autrefois à la veillée se jeter sur des épis d’orge, des braises. Mais il ne lui reste plus assez de corne dans les mains. De ne pas arrimer sa dérive, i1gâche le meilleur de sa jeunesse. Il ne se bouscule pas. Il se contente d’appeler au secret, par la cheminée, la nudité sur un tapis. Oh ! ce serait debout d’abord et sans violence, deux paires d’yeux comme un arrêt du temps… Car demain sera refaire les mêmes gestes en miroir : s’arracher, faire chauffer, se raser… le lit, la bouilloire, la barbe. Et puis la rue, la mort.
Elle, comme derrière un disque trépidant, s’efface d’elle-même. Qui dira les mots qui réparent ? Dix fois elle a voulu noyer quelqu’un de sa tendresse. Il sonne ; elle ouvre aussitôt la porte, sa robe, ses bras. Ils s’étourdissent ensemble. Ils demeurent étrangers, si proches inconnus. Le corps s'épuise. Ils se distendent à trop attendre. Ont-ils jamais acquis la moindre certitude ? Comment poser le souffle, un instant ? Le courage fuit les paroles essentielles.
Qu’il l’éprenne donc ! Les rues, ça se remonte ! À la fin, un brouillard perd de son coupant. Il la traquerait en joie, l’exaspèrerait de douceurs. C’est après tout ce dont elle attend la ruée, la joie. Elle résiste de loin. Contre lui, elle s’effondre ; elle s’habite enfin. Est-ce qu’il ne voit pas les jours pourrir et, le soir, les murs chez elle se lézarder, hurler sans voix l’exil ?
Elle a beau rêver à des princes, des forêts, le temps courbe ses joncs, le passé tombe en graines. Des parfums de bois sauvages cinglent sa mémoire ? Un rêve toujours s’épuise ; elle a horreur de tout accablement. Elle commande soudain une nouvelle toilette de soirée ; le noir y recloue sa fragilité. Elle défaille au seuil de tout départ ; l’absence écartèle ses ultimes regrets. Embardées tristes ni temps consumé ne la comblent. Elle crispe la nuit, au bord du lit, ses doigts jaunis sur des cendriers pleins.
D’elle, il ne possède que des histoires de voyage avorté. Il l’a si peu accompagnée qu’il veut brûler d’elle ses photos. Elle se roulait tel un chat dans la neige. L’été, elle se jetait dans la rivière à s’y noyer. Maintenant, les feuilles, tout l’automne et le râteau du jardinier semblent chercher son visage. Sous le vent, il reste un soupçon de la chaleur d’aimer. Mais la porte absolue reste inexplicablement condamnée. Et lui, rassis, demeure comme toujours ni de fer, ni de feu. Il n’a pas le bras d’un forgeron. La cendre en lui n’est pas refroidie. Il demeure l’adolescent aux rides semées, à rêver de seins haut jetés dans le soleil, de fouillis sombres et brûlants où se perdre. Il devient une sorte d’initiale effacée. Quand on le lui fait observer, il ricane : « Sa tombe est au courant. »
Les autres réintègrent leurs maisons. La mort croise le souffle sur ses lèvres. Ses mains s’ébouriffent d’absence. La terre a pris un noir d’encre et l’absorbe. Il s’est promis un jour neuf grammes de plomb. Son rictus aujourd’hui balance dans l’oubli. Il ne subodore plus rien, lui qui adora tant les roses. Il a glissé debout. Son interrogation d’être passe avec le cœur arraché. Mais demeurent la brume, le soleil, les herbes drues. Imperturbable, la vie continue.
Pierre Perrin, 1975, inédit jusqu’à Manque à vivre, paru en 1985