Pierre Perrin : La Modernité
au cœur du Cri
retenu [2001]

Les gens de ma génération n’auront pas manqué de brouter la modernité. L’inculture fait les chardons ; les ânes en raffolent. Pourtant est-ce à la table rase et arrogante ou à l’humble culte de la mémoire que le peuple juif, sans patrie durant des siècles, a dû de résister à la diaspora, aux persécutions, jusqu’au génocide ? Auschwitz appelait Abraham. Quel Français se revendique gaulois ? Astérix à l’onu ! Seul compte le grand écart des ismes bretonnard, sartrienneux et sollersissime. Leur modernité a couru la planète en folie. Elle fume encore, ici et là. Au secret lestée de plomb, que nul ne voulait voir, l’aigrette du Grand Soir, la roulette russe reprise en mains par le grand timonier, commandait à tout et à chacun. Quiconque au temps de mon enfance se mêlait de penser, tandis que ce maître verbe glissait pire qu’un pompon de foire entre les doigts, devait se ranger à cet axiome de bonne conduite : à gauche seule est l’intelligence. Sous les pavés arrachés par des veaux que cinglaient des bouviers, rien ne cachait le rouge des brassards. La honte pourtant ne pouvait pas naître, et pas davantage l’ennui, que la psychiatrie, si elle n’avait rampé du même étrange bord, celui des chambres de la mort, aurait pu médicaliser, l’ennui de cette littérature plantée de banderilles, estoquée sans fin ni ponctuation, débondée comme les égouts, pour les gosiers bourgeois plus dociles que des entonnoirs. Les mêmes tricheurs qui, montés sur leurs anathèmes, ont grincé, empalé du vent pendant vingt ou trente ans, aujourd’hui reviennent à Canossa non sans obstination, le Mont-Blanc entre les jambes. Leur conversion obérée, ils déversent leurs blancs mémoires et l’encens retrouve, sur les barbichettes, leurs vieux naseaux de Stalinagrobis. Nous qui n’avions pas pulvérisé leur imposture, nous tairons-nous encore, parce que c’est dans l’ordre de la société et qu’il est bien tard ? L’individu n’est peut-être qu’une pustule, mais la dignité oblige à ouvrir la gueule. Le mur de Berlin est tombé, sans qu’un Français y apporte son ongle. Ceux qui n’ont jamais pris la parole ne savent pas qu’ils peuvent le faire. Et on se garde bien de leur dire que la liberté c’est une traversée en solitaire, chacun dût-il pour cela renverser les horreurs de tous bords verrouillées mieux que l’organigramme d’un parti.
Pierre Perrin, Une mère, Le Cri retenu, Cherche Midi, 2001 [pages 114-115]