Pierre Perrin, le Cri retenu, récit (Cherche Midi, 2001)
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  • Pierre Perrin, le Cri retenu
    (récit, Cherche Midi, 2001)

    couv. Une mère, chez l’éditeurLes premiers temps, elle avait parlé sans fin, à faire accroire son bonheur. Son travail, son mari, son enfant : sa vie regorgeait de plaisirs. Cet enchantement sonnait le tocsin. Petite, menue, souvent un rire au bord des larmes, d’abord elle avait dit non. Le désordre l’épouvantait. Pourtant quelqu’un enfin la comprenait. Depuis sa jeunesse, elle s’était tant dévouée. Sa réserve avait fondu et son cœur éclaté. Entre eux, c’était des rires, des fous rires. Tout les emportait. Les heures passaient comme des oiseaux. Elle lui trouvait un art de la mettre en valeur qui la faisait rougir. Elle protestait sans cesse de son peu d’attrait, qu’il fallait la laisser. En même temps elle avait pressé contre son épaule l’attente secrète qu’enfin il la porte, il l’emporte où il voudrait. Elle se coulait le long de son torse. Au froid de la rue, elle emmitouflait leurs deux cous dans la même longue écharpe écrue. Mais lui, comme s’il contemplait la sœur qu’il n’avait jamais eue, ne voulait que son bonheur, sa plénitude à elle. Il ne se retenait pas, il l’adorait. Et ses prévenances sans calculs les émerveillaient tous deux. Il existait pour elle, elle existait pour lui. Cette navette rare tissait l’exigence, chaque jour plus forte, qu’ils ne se séparent plus jamais. Car loin d’elle, perdus l’appétit, le sommeil, il tremblait. Elle le hissait vers des sommets. Ils les gravissaient ensemble, allègrement. Toujours en avant de sa propre ascension, elle lui faisait gagner des années d’existence. Il brûlait, avec le sentiment de s’engendrer à travers elle, de se multiplier, tellement ce qu’on donne nous augmente, disait-il. Et, passé le supplice de s’éloigner de son enfant, elle tombait la robe de laine violine qui, la neige venue, et le vent, et le froid, l’emmitouflait jusqu’au cou. Sous ses boucles châtain clair, ses seins de plein vent odoraient le lys et le lilas mêlés. Elle creusait le ventre, elle s’imprimait contre son torse. Elle le happait, il grandissait sans fin. Jamais il n’avait cueilli de la sorte le bonheur en train de sourdre dans des pupilles dilatées. Au cours de la nuit toujours plus blanche, l’amour dansait comme la mer. Ils se défaisaient, c’était pour mieux se reprendre. La langue tel un chiot suivait des veines, des chevilles jusqu’au front. Les framboises amenées sous les lèvres rameutaient leurs racines. C’était bon, comme tant d’autres attentions, devant la longue chevauchée par tous les sens, tellement l’un et l’autre voulaient se prodiguer comment la tête leur tournait.


    Cependant les arrachements au petit matin les dépeçaient, à retrouver l’enfant et les doutes. Le téléphone plusieurs fois par jour leur tirait des larmes. Ils devenaient l’un pour l’autre la cheville sans quoi le meuble se défait. Le désordre à la fin devait s’effacer, la raison ressusciter, la parenthèse fermer le tombeau. Il vacillait, s’enfonçait, s’enterrait à bout de forces. Il ne réussissait plus à la ranimer, la ramener à lui. Des ondes les faisaient encore trembler, loin l’un de l’autre. Elle connaissait de son côté la démesure du sacrifice, le féroce égoïsme dont l’enfant dès le berceau connaît l’énigme et les rouages. Et lui tournait tel l’épervier sur sa douleur. Pendant des mois, il n’avait plus regardé ni touché le monde qu’avec ses yeux et ses mains à elle. Telle une voile sous le vent tendue, son existence avait exploré des contrées inconnues. Tout à coup chaviré, amputé, aveugle, il lui fallait réapprendre la relativité des choses, sa propre pesanteur, le silence hostile. Il n’acceptait pas le désastre. Bien que sans rien tenter qui la mît en péril, il espérait un miracle. Il croyait la croiser partout. La nuit même elle surgissait peut-être. Son rire ne pouvait pas s’éteindre. Un jour elle voulut une ultime fois sa semence. Elle lui fit l’amour avec une rage qu’ils n’avaient jamais connue. Ils rirent même, comme au premier jour. Et puis elle avait emporté leur secret, pour toujours.

    Pierre Perrin, Une mère, Le Cri retenu, Cherche Midi, 2001 [pages 143 à 145]

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