Une lecture d’Une mère, Le cri retenu par Alain Nouvel, en 2017
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  • À la recherche d’une mère perdue ?
    Une lecture d’Une mère, Le cri retenu par Alain Nouvel

    couv. Une mère, chez l’éditeur

    C’est peut-être dans ce tombeau de l’écriture que vit enfin cette maman, au prénom de fleur. Elle qui consacra les huit dernières années de sa vie à nettoyer le cimetière où reposait son époux. Et voici que le fils est revenu à pas de loups, à mots de loups, parler de celle qu’il n’a pas su connaître ni aimer, ni accompagner de son vivant. Celle qu’il avait reniée, aux temps de 68 et des révoltes sans lendemain… Comme si c’était elle qui lui avait enjoint, post mortem, de revenir à elle et la ressusciter entière. Rose, c’est tantôt « elle », et tantôt « toi ». C’est qu’il y a de la distance et de l’intime dans ce texte. Et bien malin qui saurait démêler l’un de l’autre. « Tout me partage encore aujourd’hui » dit le narrateur, et partagé, il le fut, entre la haine et l’amour, cet “hainamour” dont Lacan parle et qui se vit : « Oublie la fosse où le corps n’est plus », lui dit-elle, comme une amante parle à son amant.

    « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » disait le narrateur de La Recherche, et celui de cette autobiographie nous murmure « Longtemps j’ai détesté mon nom, comme si brûlait encore sur ma peau le fer rouge de l’inculture. » Pierre Perrin a-t-il eu honte de son nom ? Son texte est symptomatique de cette maladie bien française qu’est la haine de la province et de la campagne. Cette mère, elle est aussi la terre reniée, et qui s’emporte de ce reniement, quand le nom qu’il s’était choisi magnifiait son prénom à elle. Mais quelle rose est-elle ? Rose des jardins, ou rose trémière ?


    Tout le livre est de cette trempe, plein de paradoxes qui révèlent et cachent en un même geste. « Les vivants nous échappent, nous nous échappons à nous-mêmes », bien malin qui pourrait clôturer ce texte et se dire “C’est là”, en balisant de barbelés ou de « parpaings » ce qui échappe et fuit. « C’est pourquoi, mère, si souvent je me détourne de t’écrire […] Cette fausse vie, cette respiration d’emprunt, à la charge du lecteur, que permettent les mots, ne te serviront à rien […] » C’est que « le silence est inexpugnable », et que, surtout, la cathédrale que chaque paragraphe construit se doit de rester à l’état d’ébauche et de promesse, attendant pour jamais « la main qui les assemblera et l’œil de l’ultime contrôle. » La cathédrale, le mausolée, le tombeau doivent rester ouverts pour que la morte adorée reste vivante et chante et danse sous nos yeux de lecteurs-visiteurs.
    Accomplir ce geste de t’écrire, tout en le sachant vain. Voilà l’entreprise folle d’un homme, d’un fils, après vingt ans d’absence à toi, à soi ? C’est que les graines de la rage et de l’amour prennent le temps qu’il leur faut pour germer. Et le récit reparaît à son tour, dix-sept ans après son écriture. Le temps fait son œuvre d’effacer puis de ramener au jour, comme peuvent le faire les saisons ou les marées. Ce cri retenu et pourtant poussé comme pousse un arbre, peut enfin se lire. Mais c’est une lecture brûlante et tourmentée, comme le fut son écriture. Ce n’est pas une lecture de tout repos, ni fluide, c’est les méandres de la mauvaise conscience, de l’orgueil, de toutes les passions humaines, comme des montagnes qui rendent les sinuosités indispensables pour que le courant progresse. Mais vers où ?…

    Alain Nouvel, Le Livre des visages, 6 août 2017

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