Nouvel avis sur La Vie crépusculaire
par Alain Nouvel

Il y a comme un compte à régler avec sa vie, avec les morts, avec SES morts. Lenteur, mais impatience. Sobriété d’ivresse. Tout est à la fois dur et tendre, dans ce poème, noueux comme un vieux tronc de chêne. Langue en bois dur, vivante et lente à mûrir, à pousser. On le sent venu de très loin ce beau texte…
Il y a « Il », ce « il » qui outrepasse, hante, habite le texte, le structure. « Il », sa distance, son étrangeté. « Il », son « hainamour » de soi. Comme la haine d’une enfance. La haine d’un manque d’amour primordial et d’une vie non désirée… Ce « il » permet peut-être de rappeler sans frémir cette surabondance de misères, ces multiples cadeaux et images de La Misère, les engelures, les puces et les poux, la proximité des bêtes, leurs meurtres, le grouillement étrange, infatigable, têtu, de la vie, malgré tout. Une langue râpeuse, gourmande, et pourtant abondante et sévère le dit. « D’un coup de tête, je dois crever le couvercle de la misère » [nous soulignons]… C’est la Mère qui l’exige, « Misère » contenant tout l’être, toutes les lettres de « Mère », cette mère qui a perdu son amour et son espoir, de retour de Méditerranée, et qui est restée malgré tout parmi cette nature dure et drue, riche en excréments divers. Mère dépourvue, donc, meurtrière, qui tue « l’animal » parce qu’il mange trop, ce chien qui est aussi un peu de cet enfant qu’elle a eu, et qu’elle fait jeter sur le fumier. Violence sans amour, violence d’une vie qui ne sait où elle va, ni pourquoi. Violence, aussi des amours crues, après. Sans pitié, du moins, avec cette tendresse implacable de la vie, qui prend, puis laisse, chaque fois. Cet enfant, ce chien fou, qui cherche sans savoir quoi chercher… Menaçant, menacé. Le « il » vaut mieux que « je », il permet cette distance protectrice.
Le « je » perce parfois, pourtant, aux moments les plus sensibles. Mais il reste rare. Il en est d’autant plus violent. Comme un trait de couleur, de douleur, un cri qui percerait la croute, une peau sous l’habit. L’enfance ayant été vécue sans amour, l’âge adulte semble devoir continuer de même. Celle qu’on a depuis toujours aimé, retrouvée parmi les livres, est inaccessible. Restent les autres, toutes les autres, qui se donnent puis se rétractent. Reste l’écriture, son exigence, sa maigre, très maigre consolation. Son illusion arrogante. « Il vit loin de lui-même », cet aveu, central, est à la fois le moteur et la matrice de ce texte, où la distance est à la fois maintenue et brisée. Les rebords de la blessure restent trop loin pour pouvoir un jour cicatriser. Il y a le « on », peut-être, qui permettrait non pas d’en guérir, mais d’oublier, de croire qu’on irait crier à d’autres douleurs que la sienne. Ce qui se vit se bistre, hélas, quoi qu’on fasse.
Le plus puissant des textes de Pierre Perrin que j’aie lus à ce jour. Parce qu’il pose des questions plus qu’il ne donne de réponses. Tragique, froid en apparence, mais brûlant. Un portrait par larges touches de soi-même, saisissant.
Alain Nouvel, Le Livre des visages, 1er mai 2018