Daniel Guénette étudie Une mère, le Cri retenu, Cherche Midi 2001 [juillet 2024]
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  • Étude à propos d’Une mère, le Cri retenu,
    Par Daniel Guénette sur son blogue, 26 juillet 2024

    couv. Une mère, chez l’éditeur

    « Cependant je descends, la gorge sèche, dans le puits des années mortes. Pour peu que je ferme les yeux, des rats tout à coup couinent sous mes doigts et courent sur mes bras. » Le puits des années mortes et les rats, Pierre Perrin les évoquera à plusieurs reprises dans son récit. Non sans raison, évidemment. De même, le fichu gris que portait sa mère presque en tout temps sera dans sa quête un motif récurrent. Ce ne sont pas là des obsessions qu’un auteur en mal d’imagination ressasse, mais bel et bien des éléments constitutifs d’une méditation hantée par un questionnement qui de peine et de misère exploite les rares fragments que sa mémoire lui abandonne. Aux puits, aux rats, à ce fichu, l’auteur n’a pas le choix, il doit constamment revenir, comme si c’étaient des métaphores qui à force d’être filées le raccommoderont avec un passé qu’il s’est en quelque sorte donné le devoir de ressusciter, enfin moins le passé qu’une mère, la sienne, « la mal-aimée ».
    Ainsi, à ce puits, à ces rats, à ce fichu, pourrions-nous longuement nous attarder afin de leur consacrer une grande part d’une petite étude. Or, il conviendrait également d’interroger la place, il va de soi, mystérieuse, que prend le secret dans ce récit, en le reliant au cri retenu dont fait mention le sous-titre d’Une mère. Enfin ! Ce sont là des pistes de lecture. L’auteur, non sans une ostensible discrétion, les met à la disposition du lecteur. Si je dis « une ostensible discrétion », c’est que dans l’ensemble de son ouvrage, le propos, bien que clair comme de l’eau de roche, scintille sous nos yeux un peu à la manière d’un rêve dont l’interprétation, au bout du compte, sera laissée à la perspicacité du lecteur. En cela, le récit de Pierre Perrin est une œuvre littéraire exemplaire. À travers son clair-obscur alternent des forêts et de brillantes clairières. Dans les premières, sous quelques pierres sans doute, découvrirons-nous des indices permettant d’identifier le secret que recherche l’auteur. Je dis « forêts », il faudrait dire une manière de contes, des petits récits quasi détachés du grand récit. Ils ne sont pas plaqués artificiellement çà et là, ils font plutôt entendre une nouvelle tonalité, et semblent provenir d’une instance narrative distincte. Le point de vue change. On passe parfois du « je » de l’auteur à un « il » avec lequel il assume alors le récit, comme si la fiction s’introduisait dans le discours autobiographique, car assurément Une mère est un récit autobiographique. Rien n’en fait mention, mais cette impression sera d’autant plus vive qu’on aura déjà rencontré une mère, la même, dans les recueils de poésie que sont Des jours de pleine terre et le plus récent, Finis litteræ. Surtout, ces recueils auront-ils repris l’une des scènes les plus marquantes d’Une mère, celle où est racontée la mise à mort de Youpi, le fidèle compagnon, le chien du petit Pierre. Cette scène, justement, un récit entièrement mis en italique la donne à voir ; elle est narrée au « il » comme s’il fallait une mise à distance par la fiction pour la présenter au plus présent de ce qu’elle fut.


    Je parlais de « brillantes clairières », c’était une manière de souligner la grande accessibilité de certains passages, la pure transparence de l’écriture, classique oserais-je dire, car c’est là une des caractéristiques de l’écriture tout à fait moderne de Pierre Perrin : dans sa robustesse, elle coule comme l’eau vive d’un ruisseau. On lui reconnaît une grande limpidité. Il faudrait la rappeler encore et encore, s’y arrêter longuement afin de préciser la nature du style de l’auteur. Je mentionnais sa robustesse, sans doute entre-t-il ici quelque chose tenant à la nature même de l’auteur, à ses origines paysannes, campagnardes. C’était de famille, du travail accompli dans la plus grande débrouillardise, exécuté à même la matière qu’offrent les éléments de la nature, notamment le bois dont on fait des meubles. L’artisanat qui fait remettre vingt fois son ouvrage sur le métier provient ici d’un héritage. Mais attention ! Elle n’est pas fruste la phrase de Perrin. L’étude et le travail l’ont affinée, la fréquentation des grands auteurs aussi. Si bien qu’en maints passages, on croirait un Baudelaire contemporain, un Flaubert ressuscité exécutant dans son cabinet des paragraphes saisissant de réalisme et d’aplomb stylistique. Il en résulte ici un ouvrage où la plupart du temps le lecteur se fraie un chemin sans peiner à la recherche du sens. Mais ce sens, faut-il le rappeler, l’auteur lui-même est à sa poursuite. Il y a pour lui un secret, un mystère à percer. Un secret que sa mère détenait, dissimulé au fond de son âme, telles ces lettres, une liasse que l’enfant vers l’âge de douze ans déniche au fond d’un placard, conscient de ce qu’assurément on y « faisait l’amour ». La mère le surprenant alors sur le fait lui administre une gifle bien cinglante et lui retire illico le fruit de sa découverte illicite.
    Peut-on résumer un tel livre ? On aurait tort de le faire. Ce n’est pas un roman d’aventures ; tout s’y présente plus ou moins au fil de la plume, une plume que l’auteur dépose parfois durant un long moment, avec le remords qu’éprouve qui faillit à son devoir, pour la reprendre par après avec toujours ce souci de réanimer les cendres de cette mère qu’il a tant détestée et tant adorée. Ce seront des scènes, toutes plus marquantes les unes que les autres, dont aucune n’est insignifiante, surtout pas celle de l’assassinat de Youpi. C’est dans un désordre apparent que l’auteur nous les présente, selon les caprices de sa mémoire ou selon ses humeurs. Il plonge dans le puits des années mortes comme le ferait un scaphandrier, l’analogie est de lui. Il renoue tantôt avec le petit Pierre de l’enfance, tantôt avec l’adolescent. Sa mère a l’âge du moment, plus jeune lorsque lui est enfant, âgée lorsque lui est marié ; puis, retour en arrière, elle est la mère d’un adolescent orgueilleux, querelleur, qui chaparde des livres, les lit frénétiquement, pour les revendre ensuite à un vieux libraire, complice de lecture, son mentor plus ou moins, disons moins, car l’adolescent montre déjà des signes de maîtrise sur le plan de l’écriture. Nombreux allers-retours dans le temps. Et à la fin, triste fin, la mère est aux prises avec un cancer qui la mine. Par un malencontreux tour du destin, le fils ne peut être à son chevet lorsqu’elle rend l’âme. Non, décidément, mieux vaut ne pas résumer ce livre, c’est lui faire injure.
    Bien que se limitant au nombre restreint des membres de la famille, ils sont trois, un père, une mère et un fils, la galerie de personnages suffit à susciter et maintenir notre intérêt. Leur histoire bien que commune en cela qu’elle est universelle n’a rien de banal. À ces personnages, s’ajouteront de rares individus, le libraire, des compagnons d’école dont deux frères, tortionnaires ceux-là, faisant la vie dure à l’enfant qui, rusé comme un renard, aura tôt fait de prendre sa revanche. Petite famille, ils sont trois. Le fils en tant qu’auteur lie et noue les fils du destin de chacun. S’il retrace surtout celui de sa mère, il fait également la part belle à son père. De ses deux parents, ce dernier est le plus souriant, le plus aimant. Il est même un brin poète, du moins fait-il rêver son petit tout en le préservant de ses cauchemars, l’enfant en fait plusieurs. Par une nuit noire que seule éclaire la lumière de la lune, engagé avec le bambin dans une allée sombre, le père aimé, qui après sa mort deviendra « le trop absent », invite le petit à « aller chercher la lune. » L’auteur conclut ce passage en faisant un parallèle avec sa mère : « Jamais ma mère ne m’eût entraîné dans de pareils égarements. » Le fils en devenant écrivain donnera suite à ces égarements. Il donnera dans l’imagination et le domaine des livres, qui est un peu beaucoup celui des rêves, bien que la plupart des rêves littéraires, tout comme les cauchemars, aient partie liée avec la réalité brute, à laquelle il va sans dire des auteurs comme Pierre Perrin jamais ne tournent le dos. Ils foncent plutôt droit devant, s’engagent à fond dans les grottes. Il y a plusieurs grottes dans ce récit. Elles sont le pendant des puits. Elles recèlent sans doute une large part du secret, comme du reste la tombe de la mère. Tombe muette et silencieuse que le poète entreprend de faire parler. Dialogue avec une mère morte qui sa vie durant aura été muette comme une tombe. Le père donc était quelque peu fantaisiste, en tout cas s’occupait de son fils, lui procurait des joies, des journaux illustrés : « Il me parlait, il m’aimait. »
    Que s’est-il donc passé pour que cette mère devienne si dure, recluse et enfermée dans son mutisme ? Il faut quasiment lire entre les lignes pour le découvrir. Lire entre les divers tableaux que brosse l’auteur. La chronologie de son récit, je l’ai laissé entendre, n’a rien de linéaire. On saute d’un tableau à l’autre. Certains semblent relever de l’imaginaire ; d’autres, plus concrets, sont ancrés dans le monde réel. Quoi qu’il en soit, les uns et les autres tendent à percer le secret. On le devine enfoui très loin dans le temps, dans les rêves d’une jeune fille que la vie bientôt arasera totalement. Elle a rêvé d’amour. Elle semble l’avoir connu, puis perdu. Il y eut pour elle assurément un âge d’or, et même un lieu qui fut son Eldorado. Tentons de voir les choses de plus près.
    Elle se trouve à Paris, en mil neuf cent trente-six. Elle y travaille à titre de domestique. On lit ce qui suit : « Loin du regard fermé à double tour de ses parents, à vingt-cinq ans, les mains ouvertes, elle avait savouré une grâce inimaginable au village. Au-delà des mers, un homme ne lui demandait rien, il prodiguait son sourire. Tout à coup elle ne rougissait plus à la parole. Et pour le retrouver, elle avait inventé chaque jour un peu plus de grâce et de légèreté. Les doigts aux reflets de chêne sillonnaient ses joues. La voix veloutée chantait sa fragile beauté. Son ventre se creusait. Sa peau de lait frais écrémé, tant ses veines affleuraient à l’entour de ses seins, pour la première fois la fascinait elle-même. Elle aimait presser l’homme de plus en plus fort contre elle. Elle affolait les boucles sur sa nuque. Il la suçotait partout de sa langue délicatement râpeuse. Son ventre offert, les jambes écartées à perdre pied, entrait hors du temps. »
    Puis, brutal, le retour au pays. « Elle ne retrouverait pas son homme des sables. C’en était fini d’eux. Elle avait pleuré, dans sa chambre, le dos contre la porte, toutes les larmes de son corps. Rien ne remplacerait la lumière […]. Elle ne serrerait plus les mains que la terre lointaine lui avait révélées. Elle rentrait pourtant de force sa souffrance et relevait la tête. Le village la condamnait à ne plus rire que pour donner le change, d’un rire de plus en plus mauvais. Elle avait brûlé ; elle devait se consumer. »
    La correspondance cachée au fond du placard provenait-elle de cette histoire d’amour ? Peut-être. L’auteur se montre discret. Il ne met pas les points sur tous les i. Il n’évente qu’une partie des secrets de sa mère ; d’ailleurs, il ignore leur réelle substance, le fin mot de cette histoire d’amour marqué par la honte et le rejet. Un mariage viendra plus tard, qui ne réparera rien, qui accentuera en quelque sorte la déréliction où la femme se trouvera plongée, encagée, condamnée au silence altier d’une femme blessée, et qui à son tour blessera mari et enfant. C’est que le mari ne fait pas le poids. La nuit de noces ne rappelle en rien les extases d’antan, les bonheurs qui lui avaient valu d’être ostracisée. On lit ce qui suit dans un chapitre en italique : « Mais la nuit avait, au lieu de tourner vers le bonheur promis, amèrement grincé. Il n’avait su que faire de ses mains lourdes et rugueuses. Une fois, il lui avait écrasé un sein de tout le poids de son coude en se retournant. Elle en avait gémi. Peu après, un coup de genou dans le fémur. Où avait-il appris tant de tendresses ? […] Elle lui avait donné et redonné sa chance, deux fois, dix fois. Il restait une brute malgré lui, à court en quelques minutes. Elle avait caché son trouble et sa contrariété. » Ajoutons à ces déceptions, la perte d’une liberté retrouvée un peu plus tard, alors que le couple avait dû quitter l’Allemagne occupée où elle servait encore une fois en tant que bonne. Le mari en quittant l’uniforme militaire imposa un retour au bercail. C’en était fini de cette belle vie dans le luxe. Elle retrouverait l’écurie et les rats du plafond. Elle sombrerait au fond du puits. Pourtant, au décès de son mari, la mère déplorera sa perte. Et lorsque viendrait à son tour le moment du grand départ, elle irait, écrit l’auteur, « rejoindre son aimé, parti le premier. »
    Mais je résume bien malgré moi, et résumer consiste forcément en une mise à plat de ce qui, ici surtout, a tant de relief. Il faudrait plutôt chercher à dire ce qui fait essentiellement la beauté de ce récit, la force de son style, la pertinence de son propos. En quoi tout cela consiste-t-il ?
    On doit pour répondre à cette question revenir au secret, au puits très profond, aux rats qui courent partout, à ce fichu surtout que portait la mère en tout temps, au travail acharné qu’elle accomplissait, à sa foi très profonde, à son acharnement à faire de son fils un homme accompli, instruit, qui puisse échapper à la misère, à cette prison où elle-même avait en quelque sorte moisi toute sa vie durant. Il faudrait montrer comment de main de maître l’auteur tresse ensemble tous ces éléments, témoigner de la manière qu’il a de ne pas tout dire, de suggérer, de confier au lecteur la tâche consistant à accompagner un auteur dans sa quête, à collaborer activement à ses enquêtes.
    Pierre Perrin, comme mentionné ci-dessus, procède par ellipse, fait des sauts dans le temps, parle de ses personnages sans toujours mentionner leur identité ; il réfère à des absents, redonne vie aux uns et aux autres en les faisant entrer dans un simple pronom. Dans un passage en italique, nous sommes en Poméranie. Il est question d’une ombre. Il y a un homme et une femme. « La femme marche devant lui comme dans un conte. » Le chapitre commence ainsi : « Des chagrins l’avaient saisie, des années durant. » Qui est cette femme si triste et pourquoi est-elle triste ? On croira que c’est la mère. On le devine. A-t-on raison ? On se trompe sûrement. On n’en sait rien. Tout ce chapitre a lui-même des allures de conte. Nous sommes en pleine nuit, au sud de la mer Baltique. Il est par la suite question d’une autre ; est-ce une manière de désigner justement une « autre » femme que l’épouse légitime ? La fin du chapitre précisera que nous sommes à l’époque de « la grande guerre », autrement dit la Première Guerre mondiale. « L’autre, toute de noire vêtue, avait peut-être remarqué le torse nu qui le soir se lavait à grande eau devant l’abreuvoir, quelque froid qu’il pût faire, pour ne pas puer comme certains. […] Au village, le lit grinçait sous le corps qui se tournait contre le mur, sans personne à ses côtés. // L’autre au loin entrouvrait sa robe au grand col qui boutonnait par-devant. […] D’un geste écartant ses bretelles, l’Allemande se tortillait trois fois. Elle était nue, et lui de même. »
    Qui sont ces personnages ? Quel rôle jouent-ils dans ce livre ? Et si par « grande guerre » il était plutôt référé à la Seconde, alors, le corps dans le lit qui grince serait celui de la mère et l’homme nu qui s’accouple avec l’Allemande serait son mari ! Un passage évoque la ferme de celui-ci en Poméranie et ses « occupations nocturnes sur le Rhin ». Mais ne l’a-t-on pas vu plutôt gauche et maladroit en matière de rut et de plaisirs charnels ? Très vite, à la seule pression d’un jeune sein pas même dénudé, « des sortes de spasmes lui secouaient le haut des cuisses. » Cela se passait bien avant la nuit de noces. Le père n’avait rien d’un noceur. Il « n’était pas un homme à courir le guilledou, encore moins la prétentaine ». Ajoutons qu’enceinte de Pierre, la mère, âgée de trente-cinq ans, se trouve dans les environs du Rhin. Se pourrait-il que dans cette scène l’auteur la désigne en l’appelant l’Allemande ? Et qui serait cette « autre » alors qui se retrouve seule dans un lit étroit et qui grince ?
    On l’aura compris, et c’est ce que j’entendais lorsque j’évoquais l’alternance de forêts et de clairières dans ce récit, Pierre Perrin sait d’une plume alerte préciser tout à fait nettement son propos ou, au contraire, esquisser des tableaux impressionnistes, proches du rêve ou du conte.
    Mais revenons aux questions que je posais plus haut. A) Qu’est-ce qui fait la beauté de ce récit ? B) En quoi consiste la force interne de son style (je songe au scalpel de l’idiot de la famille, au « garçon » Flaubert) ? C) À quel point le propos d’Une mère est-il si prégnant ?
    La beauté est ici indissociable du style et du propos. Le livre est dédié « à nos mères ». Cela dit en quelque sorte l’universalité du propos. Une mère, qu’elle soit adulée ou détestée, reste une mère. Et d’elle, une fois son ombre et ses cendres reléguées à un simple rectangle de terre, ne subsiste en fin de compte que des souvenirs, avec en creux souvent quelque chose comme un secret. Qui était cette inconnue ? Pierre Perrin par-delà la mort cherche à la retrouver. Il lui a enfin pardonné les torts que lui-même lui aura causés, en lui attribuant toutes les fautes, en faisant d’elle la principale responsable de ses déboires, de ses propres manquements, alors qu’il en vient à réaliser qu’au fond il lui doit beaucoup. Je cite de mémoire : « Sans elle, je ne serais rien. »
    J’imagine quelque futur tome de nos bons vieux Lagarde et Michard. J’ose espérer que Pierre Perrin y figurerait en bonne place. Mais enfin ! Quel embarras pour les historiens au moment de choisir les plus beaux extraits d’Une mère, les plus représentatifs de la qualité de l’écriture de l’auteur ! Sa prose est remarquable ; par moments, on croirait lire quelques-unes des plus belles pages du répertoire français. Et c’est avec une exquise poésie que l’auteur dépeint la joie des corps qui exultent : « Au cours de la nuit toujours plus blanche, l’amour dansait comme la mer. Ils se défaisaient, c’était pour mieux se reprendre. La langue tel un chiot suivait des veines, des chevilles jusqu’au front. Les framboises amenées sous les lèvres rameutaient leurs racines. C’était bon, comme tant d’autres attentions, devant la longue chevauchée par tous les sens, tellement l’un et l’autre voulaient se prodiguer comment la tête leur tournait. » Et que dire de ces passages où l’auteur s’adresse à sa pauvre mère ? Ils émaillent le récit, leur beauté désespérée est toujours fort émouvante.
    Maintes maximes ou réflexions apparaissent dans ce récit. Elles témoignent de l’aspect moral de la démarche de l’auteur, je ne dis pas moralisatrice. Même si Perrin ne résiste pas ici ou là à remettre les pendules à l’heure, en s’en prenant par exemple aux thuriféraires de la modernité littéraire, il n’est pas donneur de leçons. Non, mais il a une conscience, souvent déchirée, devant le mal qu’il a pu causer à une mère qui le fit tant souffrir parce que de toute évidence elle-même était si souffrante. À tel point que Pierre fut son souffre-douleur, une sorte de Poil de Carotte si l’on peut dire, qu’elle giflait allègrement ou sur lequel elle faisait peser trop souvent le lourd silence de sa dureté. Des maximes : « Le chagrin chasse la lucidité comme les nuages le soleil. » « Le voile de l’oubli pèse plus qu’un linceul. » « Chacun oublie les morts dont il procède. » Le projet de l’auteur, je le rappelle, a trait à une manière de résurrection, de réconciliation. Il n’oublie pas. Même il veut combler ce qu’il appelle les trous dont son récit est rempli. Il y a tant de choses qu’il ignore. Invente-t-il afin de combler les lacunes de son histoire ? Une chose est certaine, tout ce récit est entrepris dans le but de redonner une existence de papier à sa vieille mère. Il parle de cette tâche « à quoi se résume ma volonté de t’extraire de la nuit sans retour où la mort t’a conduite. »
    J’ai abondamment parlé du silence de la mère. On aura compris le sens du sous-titre de ce très beau récit. Le cri retenu, qu’est-ce, sinon ce silence ? « Jamais une plainte ni un cri n’échappaient de ses lèvres. Elle demeurait droite au fond de sa douleur, qui pourtant la pliait jusqu’à terre. N’était cette torture des derniers mois, je serais déjà en paix avec son souvenir. »

    Daniel Guénette, Le Blogue de Dédé blanc-bec, 26 juillet 2024

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    Présentation, introduction du présent article, sur Le Livre des visages : Connaissez-vous Pierre Perrin, un écrivain français ? Avec Une mère, il livrait au début du siècle un récit remarquable. Ce récit a-t-il été suffisamment remarqué ? J’en doute. Assurément, il aurait mérité de l’être tant sa substance est riche. Il y a de grands ouvrages auxquels de plus petits font de l’ombre, vite lus, vite oubliés. Qu’on lise plutôt et qu’on relise souvent Une mère, on ne s’en lassera pas. — Daniel Guénette, 26 juillet 2024.

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