Comment j’ai écrit « Une mère »
Longtemps j’ai ri, à les crucifier sur une porte de grange,
des tétanisés de la feuille blanche. Cette angoisse m’échappait
; elle m’a rejoint ; je ne la comprends toujours pas. Car, pour
rester un travail aléatoire, sans maître qui le commande,
sans personne qui l’attende, tellement une œuvre n’est
que du virtuel et procède pour chacun du hasard des rencontres,
écrire ne regarde que soi. Les mots attendus sont ceux qu’on
n’attend pas ; et nul ne peut les assembler à la place de
celui qui se fraie dans son cerveau un chemin à travers des stalagmites
et des stalactites. S’agissant de mémoire, en effet, le passé
suppure ou bien pousse des champignons, de telle sorte qu’en écrivant
on devient malgré soi un écrivain troglodyte. On tousse,
comme si venait d’éclater une énorme vesse de loup
séchée, sous le nez ; on éternue, le froid saisit
les épaules, alors que le soleil ruisselle à travers la
vitre. Écrire est tout sauf raisonnable, pour peu qu’on applique
à sa recherche une rigueur sans fond, de justesse, de justice,
sans perdre de vue qu’on répond devant le pire tribunal,
le sien, de ses silences comme de ses moindres virgules. La critique avec
ses intuitions tronquées et son maelström d’insatisfactions
souvent tues ne suscitera jamais le dixième des affres qu’un
auteur s’est infligées le temps de sa parturition. Il faut
mourir à certaines règles, et fuir la facilité, pour
instituer la lucidité dans l’instant où l’on
a besoin d’elle. C’est empêtré de cette sorte
de scaphandre qu’on avance néanmoins presque nu, disponible
en tout cas, à la rencontre d’une morte qu’il faut
écouter, soutenir et aimer comme si elle était vivante.
Une telle tâche n’est cependant qu’une distraction un
peu appliquée à côté des travaux forcés,
ou haïs, fût-ce dans des prisons dorées. Faut-il le
leurre de la gloire pour s’enchaîner de la sorte ? C’est
moins ma mère qui m’attire à elle, au fond de ma mémoire,
que l’espoir de rejaillir un jour de ce puits que je creuse ; entre
mes bras, il n’y aura pas ma mère, seulement le poème
de ma mère, qui à son tour retombera en poussière.
La pureté n’en existe pas moins, sinon elle ne serait qu’un
mythe ou un brevet de sainteté, le nec plus ultra de l’hypocrisie.
Aussi creuse-t-elle avec moi le puits, ma mère, je la sens courir
par toutes mes veines. Si elle ne guide pas mes doigts sur les touches,
mes doigts lui rendent la seule existence à laquelle elle puisse
prétendre, celle des mots qui la nomment et je veux qu’elle
vive à travers ceux-ci, puisque je n’ai pas d’autre
moyen de lui rendre la vie qu’elle m’a donnée. Le sens
de la justice ne saurait faire cette économie, et nous devrions
tous y penser quelquefois, quand la colère nous prend, autour d’une
table. Je suis pourtant le dernier à pouvoir faire la leçon,
moi qui de son vivant l’ai trahie de trente-six façons, ai
empalé son esprit durant près de dix ans, au point de la
réduire à l’état d’un squelette qui,
les derniers mois, chuintait. La page blanche m’arrête peu
cependant, même si mon cerveau reste exsangue, ou goutteux, à
me cantonner à lire pour me ressourcer quand j’ai tant à
apprendre, et que je crains de m’affaler sur le premier pont aux
ânes, d’abord parce qu’il ne sert à rien de rejoindre
la file des Jérémie, et qu’ensuite la seule page qui
pour moi soit blanche, c’est ma mère emportée dans
la mort contre qui la peur reste bréhaigne, quand bien même
les mots, les pauvres mots n’éveilleraient que des ombres.
Pierre Perrin, Une mère, Le Cri retenu, Cherche Midi, 2001 [pages 98-99]