Pierre Perrin, Le cours, nouvelle [2018]
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  • Pierre Perrin, Le cours
    Nouvelle sur le cours des temps [première partie]

    © InconnuDans une classe taguée jusqu’au plafond, des élèves de quatrième entrent. Pas deux par deux – vous voulez rire ? Ils ressortent à trois reprises. Mais même le chahut finit par lasser. Alors, l’appel effectué, entre interpellations et palabres, Mademoiselle Ernani, stagiaire, écrit au tableau son projet pour le cours : « Découverte de la langue française à partir de deux vers de Phèdre de Jean Racine. Objectif annexe : conjugaison ».
    Quand elle se retourne, la craie posée d’instinct dans la rainure, elle se réjouit de ce que le tiers de la classe a ouvert son cahier. Puis elle cherche des yeux celui qui dispose d’une autorité sur les autres. Il faudrait lui faire enlever sa capuche :
    — Tu crains un coup de froid, Ahmed, un dégât des eaux ?
    Elle craignait, après cette interruption de Toussaint, de ne pas retrouver tous leurs prénoms.
    — C’est l’automne, i’a déjà g’lé, m’dame, i’fait gla-gla !
    Et il souffle sur ses doigts, près de ses lèvres.
    De combien de billevesées va-t-il l’user, autant l’eau sur une pierre de torrent ?
    Bref, va pour la capuche. À ce prix, il veut bien déchiffrer deux lignes qu’elle vient prudemment déposer sur sa table.
    À son âge, ne dites pas qu’il ânonne. C’est déplacé. Les plus intéressés parmi ses camarades, qui concentrent le moins mal leur attention, comprennent :
    — « À Ryad, masseur, dekellamourb’laissé // vous mou rut zobor ou vous fut’ laissé »
    Mal armé depuis dix minutes, le silence s’échauffe déjà. Il faut pourtant s’enquérir de la compréhension. L’opération s’engage, avant le lancement officiel.
    — M’dam, m’dam ?
    — Vot’ Racing, il insulte le prophète !
    — Comment cela ?
    — À la Mecque, on fait la prière. C’masseur a baissé son pantalon pour bander, mou même, alors… C’est au début de la s’conde partie, j’crois. J’ai bien tout écouté : « vous mou rut »…
    Il est de bon augure qu’une classe rie, mais pas trop.
    — Je ne t’aurais pas cru si Debbouzze que ça, Steeve ! Quel humour ! Tu sais que Racine a vécu et donc écrit sous le règne de Louis XIV ?
    — Ça chang’rien au fait qu’i’faut respecter…
    En attendant de trouver l’angle qui empêcherait les garçons de grimper sur les tables, elle tente d’énoncer les règles pour la prise de parole. Mais quoi qu’elle dise, dès les premiers échanges, l’histoire et le rôle de la Mecque l’emportent sur Racine et la conjugaison.
    Comme les quinze dernières minutes de cours approchent, des élèves sortent en catimini, les uns après les autres. Ils abandonnent la prof entre trois filles qui débattent à bouche décousue. La conclusion retentit comme un gong :
    — L’orgasme, c’est le saut à la corde, mais sous la peau.
    Mademoiselle Ernani sourit. Ces gamines ont la langue dans le sang, si on peut dire…
    Puis « les délégués ont encore oublié de reprendre les cahiers », marmonne-t-elle, comme quoi la confiance paie !

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