Pierre Perrin, Les Monstres
[ou la famille recomposée], Nrf, 1995
à Jacques Réda, pour avoir publié la première version de cette nouvelle
Forts d’avoir fait trois enfants, sans se connaître, ils veulent manger et dormir sous le même toit. L’amour, autant l’araignée sur le fil, leur débloque le dos ! À deux, les mains dans les mains, quelle force ! Même la mort n’a qu’à bien se tenir !
Élise a tellement aimé un colombiculteur. Il a su tout faire, toujours une gâterie au bout des doigts, l’emmener à cheval sur des brisées, lui apprendre à tirer la vigne. Et, comme la sève perle l’espoir, la moindre éclosion de feuilles lui fait courir les routes. Tous les virages la ramènent à cet homme qui l’a fait rire aux éclats et puis un fils, Gaétan et Maëlle, une fille ronde comme la pleine lune, rieuse et douce comme sa maman.
Combien trop tôt, leur bonheur a versé dans la tombe !
Pénélope attendait. Élise a pleuré tant de nuits, durant sept ans. Elle n’avait plus, pour tenir, que ses deux petits. Gaétan a engrangé des cadeaux, presque chaque jour, pour oublier. Maëlle, adorée où qu’elle aille, a tout pris avec appétit. Gaétan, le petit mâle, a dû écouter des horreurs. Un oncle lui a rabâché que si son père s’était retenu du caleçon, au lieu de prendre une fille jeune... Ah ! martelé et re-martelé, entre deux rangs de vigne, entre deux tartines ! La famille a tellement haï cette égarée de la ville, ressortie de chez le notaire avec de la terre, pour ses enfants. Aussi Gaétan, la tête embarbelée, n’a rien fait à l’école. À la rigueur, triturer de la matière !
Alors Marc surgissant, l’âme hirsute, s’est pris en plein cœur ce qu’Élise lui a révélé par bribes. Lui aussi, l’amour a fui son tonneau trop sec. Si peu de grâce dans sa vie, a-t-il songé. Son tamis, troué ; ses reins, brisés ! Comme Élise sait enlever des échardes, jusque derrière les paupières ! Leurs sens endoloris se sont vus inventer des surprises.
Cependant, Antoine, le fils de Marc, adore tant son papa que, comme Dieu, il le lui faut unique ! Par delà son métier nourricier, papa coupe le bois pour l’hiver, tond le gazon semé en grand, fait les lessives, le repassage, et cuisine comme il écrit, à cru et à grands crus. Antoine aide peu. Un bisou par-ci, un câlin par-là lui rapportent, au choix, la énième casquette de champion, l’ultime revue du plus grand frisson. Sans quoi, vivre, pour lui, perdrait toute saveur. Rien ne l’arrête. A-t-il besoin d’une flèche à ailettes pour parader, il scie le premier balai venu et jette loin le moignon de poils. Suspecté ? Jamais, de la vie, il n’a tenu de balai entre ses mains.
— Et merde ! On m’attend sous l’église. Je dois frapper des balles.
Marc, bouche-bée, reste fou à lier de son enfant-roi. Que les pères divorcés lui jettent la première pierre !
La première fois que Marc a invité Élise au restaurant – une heure de retard.
Gaétan a vomi de plus loin que lui. Elle a gavé l’enfant de médicaments, et de recommandations la jeune fille qui le garde pour l’occasion.
— Je suis en retard, on ne va plus m’attendre. Mais non, je ne peux pas t’emmener avec moi, ce soir. Dors vite, mon chéri.
Ainsi le repas a été immolé à la cause du malade. Mais au retour, avant minuit, pas un bruit dans la maison. L’enfant dort mieux qu’un patriarche. Et dès l’aube, les miniatures volent entre les mains de Gaétan qui fabrique un prototype. Marc va voir ce dont le petit d’Élise est capable !
La guerre n’a pas attendu. Antoine a explosé de colère contre les envahisseurs, avant d’apprendre au cadet d’adoption à frapper comme un champion dans une balle de tennis. Tous deux ont bientôt sauté tels des chiens à l’entour d’un panier crevé que Marc a dû suspendre, de toute urgence.
Élise ne voyant de mal nulle part, chacun entre à sa guise, les chaussures pleines de terre, tape les pieds sur le tapis du salon et puis soudain ressort en chaussettes ou pieds nus dans la boue.
— L’essentiel est que tout le monde soit à l’aise, heureux, dit Élise en riant.
Pourtant la fée du logis éclate en sanglots, la maison trop sens dessus-dessous. La chasse aux pantoufles, Verdun ! Elle a récuré le matin, c’est à recommencer.
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[Pierre Perrin, La Nouvelle Revue française, n° 509, juin 1995]