Pierre Perrin, Les Monstres, une nouvelle [in Nrf de juin 1995], fin
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  • Pierre Perrin, Les Monstres
    [ou la famille recomposée], Nrf, 1995

    Antoine et Gaétan se sont unis contre une vieille qui a le tort d’avoir des cheveux violets, un très vieux tablier et un potager qu’elle ne quitte guère des yeux, sous l’église. Elle y cultive de tout, par-delà les allées abondamment fleuries. L’été, elle y tricote d’un oeil, assise à l’ombre d’un groseillier. Or, une balle lui saccage une poignée de fraises, une autre lui décapite un plan de tomates. Elle trottine, se baisse ; la balle disparaît dans sa poche kangourou. De l’autre côté du mur, on implore la mégère puis on l’insulte, jusqu’au jour où Gaétan trouve un fil de pêche. À une extrémité, il attache une balle. Une balle ? Redoutafée, comme les chenapans l’appellent, rejoint le lieu du crime, en maugréant. Trois fois elle se baisse jusqu’à terre, trois fois la balle recule vers la route. On s’esclaffe sous l’église. Le lendemain, les garçons repassent, en ricanant. Un jet jaillit, à pleine pression, presque une bouche d’incendie.
    — Tenez, prenez, mais reprenez donc, mes bons petits... Voulez-vous du savon? Et revenez quand vous voudrez !
    Sur la cour, ils dégouttent encore, de la tête aux pieds, avec des hurlements de cochons.
    — Vous seriez allés chercher un seau de mûres pour les confitures...
    C’est qu’il aurait fallu les payer – plus cher que la clayette sur le marché !
    Élise coud des rideaux, un vrai génie de la décoration. Marc monte de nouvelles cloisons et menuise des placards. Les parents ne peuvent pas ne pas travailler, les garçons ne peuvent pas ne pas s’amuser. Ils regardent pour la Xième fois Prédator ou Crémator, où le premier Connor venu se trouve un canon fumant entre les cuisses. Le lecteur de cassettes d’Élise accentue les ravages sur Antoine. Pour cette dot soudain, il lui lèche le visage, dix fois par jour.
    Profiter. Maëlle est adorable. Elle aide un peu ; les deux sots, jamais. Leur faire respecter le tour de corvée s’avère pire que d’exécuter soi-même. Antoine fait valoir les pires droits. Il tolère Élise dans sa maison. Mais qu’à cela ne tienne ! Il faut leur enfourner la becquée du bonheur.
    Gaétan, autrefois savonné, astiqué comme un petit prince, Marc présent, doit se débrouiller seul. Sans se mouiller un poil de cheveux, il inonde la salle de bains en signe de contentement. Le dentifrice de même éclabousse le miroir, la serviette et les tapis, sans que la bouche de Gaétan ne souffle aucune fraîcheur. De son côté, Maëlle échappe aux reproches, pas aux garçons. Il faut à tous moments la protéger des pires chantages et de mesquineries sans nombre.
    Le clou, c’est le câlin du matin. Élise aime rassembler toute la nichée, sur son ventre. Je te pince, je te griffe ; un coup de pied. Il y en a toujours un de lésé, un petit torturé, et les portes claquent. Éperdu de calme, Marc s’enfuit, tellement la famille recollée explose d’enfants fous contre ses tempes. Il prépare le petit déjeuner.
    Élise à la chair burlat, à l’intelligence champenoise, au sourire plus clair que l’horizon lui-même, un fier modèle pour les peintres de toutes les époques… Marc la regarde avec une gêne qui grandit. En peu de mois, les nuits blanches se sont multipliées. Les soirs, très tard, persistent des discussions à n’en pas finir. Un cahier de soucis, qui aurait dû apaiser Gaétan, passés le titre et trois feuillets d’obsessions, reste vierge. L’enfant crève de partager sa mère, et lui fait désormais la morale :
    — Comment peux-tu avoir à ce point oublié Papa ? Quand je serai majeur, tu feras ce que tu voudras. Mais en attendant, tu dois m’aimer. Tu te dois à ton enfant, maman. Maman !
    Blême, Élise en perd ses mots. Une gifle éclaircirait-elle le désastre ? Il se fait tard. On se sépare, tout de même, Élise pas déshabillée. Bientôt, de nouveau, la porte grince. L’enfant pleure des gouttes, un bisou, une consolation. Un bisou ? trois, quatre, encore, plus, plus. Parlementer, à minuit passé ! Chaque nuit davantage, Élise et Marc se raidissent d’angoisse.
    De son côté, tendrement aiguillonné par sa mère, qui lui a fait lire Un cœur simple, Antoine affuble Élise du surnom de Félicité ; il ne lui manque plus que les perroquets ! Et de s’emporter contre un menu, de s’enfermer dans sa chambre où il s’empiffre de gâteries, noyant les draps de miettes. Il ne range jamais ses habits et peut jeter une chemise portée à peine une heure. Un jour, au-dessus de son armoire, la puanteur émane de six paires de chaussettes en boule.
    Demandez la famille centrifuge !
    Élise et Marc ont revécu l’âge de l’amour taillé. Ils ont pris tous les coups et étouffé de lâcheté, chacun à préserver leurs crapules. Dieu n’a pas résisté au carbone quatorze. Il ne fut pas le seul.
    Croiriez-vous que les enfants les ont abattus ? Ils demeurent ensemble. Et l’entente sans détour de leurs petits enfants les réjouit, à l’unisson. Le regret n’entre pas entre leurs bras.

    Pierre Perrin, [une première version in La Nouvelle Revue française, n° 509, juin 1995]

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