Pierre Perrin, Éloge de la poésie
Mini essai, 2022
La poésie, qui n’est pas un état mais un écrit, domine tous les genres. Elle surgit où on l’attend le moins. Elle irrigue les chefs-d’œuvre. Preuve de son prestige ou imposture suprême, pareille à Dieu pour le croyant, elle règne. À défaut, figurant un dire de biais, un écart à première vue insaisissable, elle fait lever les yeux d’étonnement. Elle saisit. Divine, elle féconde le lecteur. Ainsi qu’une veilleuse allumée, la meilleure figure un autel pour les esprits ouverts. « Il est plus aisé de la faire que de la connaître. À certaine mesure basse, on la peut juger par les préceptes et par art. Mais la bonne, l’excessive, la divine est au-dessus des règles et de la raison. Quiconque en discerne la beauté d’une vue ferme et rassise, il ne la voit pas, non plus que la splendeur d’un éclair. Elle ne pratique [séduit] point notre jugement ; elle le ravit et ravage ; [...] Dès ma première enfance, la poésie a eu cela, de me transpercer et transporter. » [Montaigne, Essais, I, 37.]
- Des jours de pleine terre, Al Manar, octobre 2022, le recueil, les lectures, etc.
La présentation du volume chez l’éditeur
- Une page récapitulative des principaux retours, articles, dossiers et signatures
- Une note de lecture par Gwen Garnier-Duguy, in Littérature(s), Juillet 2024
- Un article par Paloma Hidalgo dans Esprit, mai 2024
- Une note de lecture par Pierrick de Chermont [3 septembre 2023
- La lecture du dossier Pierre Perrin dans Poésie/première n° 86 par Jeanne Orient
- Une lecture des deux premières sections du recueil par Yveline Vallée [août 2023]
- Réalisé par Isabelle Lévesque, un entretien pour Terre à ciel, juillet 2023
- Sept retours de Jean-Pierre Georges, Emmanuel Godo, Fabienne Schmitt, Jacqueline Saint-Jean, Raymond Perrin, Colette Fournier et Alain Duault
- Un dossier [article et entretien], dans la revue Livr’arbitres n° 41, mars 2023
- Un article d’Olivier Stroh, sur sa page Lettres, 26 mars 2023
- Les hautes terres de Pierre Perrin, par André Ughetto [12 mars 2023]
- Un article par Alain Roussel sur le site En attendant Nadeau, 8 mars 2023
- Une étude d’Emmanuelle Caminade, pour L’Or des livres, le 26 févier 2023
- Article de Ridha Bourkhis dans La Presse de Tunisie, le 23 février 2023
- Poème Hommage à René Char lu par Pierre Perrin [vidéo 1,31 mn]
- Courriel de Philippe Colmant, 7 février 2023 et courrier de J. M. Sourdillon
- Article de Daniel Guénette sur son blog québecois le 31 janvier 2023
- Courriel de René de Ceccatty, lettre de Michel Leuba et article d’Alain Nouvel sur RAP
- Jeanne Orient, texte et présentation vidéo de 6 mn 10, 19 janvier 2023
- ‘L’atelier’ lu par Marilyne Bertoncini [vidéo de 1 mn 50]
- ‘Force de l’ignorance’ lu par Catherine Humbert [vidéo de 2 mn 23]
- Jacques Morin, article pour revue Décharge, 27 décembre 2022
- Marie-Thérèse Peyrin, Le Livre des visages, 5 décembre 2022
- Retours de Virginie Megglé, d’Émile Eymard, Danièle Corre, Milouine, Marie Desvignes et Jean-Claude Martin, nov-déc. 2022
- Un choix de six poèmes par Georges Guillain, le 13 nov. 2022
- Une lecture de Georges Guillain, le 10 novembre 2022
- Une lecture de Didier Pobel, le 5 novembre 2022
- Une lecture de Gérard Mottet, le 31 octobre 2022
- Une lecture de Philippe Leuckx, le 30 octobre 2022
- Pierre Perrin, Envoi pour Des jours de pleine terre
- P. P. Éloge de la poésie [et comment je suis venu à elle]
De Villon aux Mémoires d’Hadrien, en passant par La Bruyère, Racine, Rousseau, Chateaubriand et Proust, il n’est pas un sommet qui ne relève de ses pouvoirs. Voix singulière et plurielle à la fois, tout ou presque la nourrit, dès qu’un rythme emporte le lecteur. Le poème appréhende la précarité, attise l’existence. L’aporie multiplie le désir. Les leurres éclatent. Par la poésie, le dérisoire devient parfois capital, l’horreur sublime. À relire George Steiner, l’indispensable révèle son néant, tandis que la poésie transforme tout ce qu’elle met en bouche. Aucune magie en cela ; l’image n’est pas tout, qui reste nécessaire pour donner à voir ce qui n’est pas commun. Par-dessus tout, l’art du langage réalise l’équilibre du ton, du sentiment et de l’intelligence.
Antériorité de la poésie
Première parmi les genres littéraires, la poésie date d’avant l’écriture. Trois mille cinq cents ans avant Jésus-Christ, elle scintille dans l’Épopée de Gilgameth ; plus près de nous, par le travers de vingt-huit siècles chez Homère, le poète que l’on dit aveugle, le père d’Ulysse aux mille tours montre qu’une belle abandonnant son roi pour un autre engrène une guerre de vingt années. Le Xanthe en fut rouge. La religion chrétienne elle aussi aura rougi la Seine à la fin du seizième siècle. La douleur est sans mémoire. Chacun oublie ses pires causes. On la chante, on ne retient que la brûlure. Le feu lui échappe. L’homme rêve de se consumer lui-même pour mieux rêver sa vie. Il se fait dieu. La poésie justement était la voix des dieux. Ovide l’atteste encore en ses Métamorphoses. L’emploi de la rime avec la cadence de sons identiques la portait en tête, par cœur. L’utilisation ostensible du rythme demeure. La mémoire n’est-elle pas à la poésie ce que le désir est à l’amour ?
Variété de la poésie
Au XVIème siècle en France, une épopée engage et égare Ronsard chez les catholiques avec ses Discours sur les misères de ce temps et une autre chez les protestants avec Les Tragiques [Agrippa d’Aubigné]. Faut-il être inculte pour borner la poésie engagée à la Seconde Guerre mondiale. Qui croit qu’Apollinaire a inventé les calligrammes ? Les Grecs l’avaient devancé [et Montaigne les réduit à ce qu’ils sont : un jeu]. À l’épopée toutefois s’est substituée la poésie lyrique. Le cœur, plus précisément le sentiment de vivre, n’a pas de fond. Lorsqu’il s’attriste, l’élégie tente une consolation. Satirique, la poésie épingle, moque, stigmatise. Onirique, elle rêve avec Nerval. Victor Hugo aura tout écrit, qui fait sien, outre l’intégralité des registres, le grand orgue et celui de barbarie, l’expansion aussi bien que l’épanchement contenu. Il a pleuré la mort de sa fille en grand romantique. Il y a drapé toute la pompe d’une fête funèbre [« Maintenant que Paris, ses pavés et ses marbres »], tandis qu’à l’opposé son murmure annonce Verlaine [« Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur »]. Après lui, le vers glousse. Il devient un « affreux peigne à dents cassées » selon Aragon, le troubadour qui veut sauver la France après Quarante. L’à-la-ligne du vers libre atteste la charrue, à tout le moins la griffure, l’attelage affolé. Le semeur s’est-il endormi ? Le grain du poème a-t-il gelé ? Les adventices ne délivrent pas de pain. Aujourd’hui, l’Amérique à raz-de-banalité sévit. Dans l’à-la-ligne, un cow-boy crépite ; un halètement dessèche la gorge et abêtit l’œil. Quoi qu’il en soit, l’exercice de la critique littéraire est plus que jamais nécessaire. « La critique est l’art de mettre les œuvres en lumière et au rang de leur juste valeur. » [Pierre Reverdy, Le Livre de mon bord, 1948.]
À l’intérieur, une émotion anime le poème.
Quand un poème vibre plus que l’anche d’un hautbois, que l’émotion soudain s’empare du lecteur, un partage s’opère d’esprit à esprit, que rien ne justifie, et que hait la raison. C’est peut-être pourquoi la poésie, qui unit à son sommet les vivants et les morts, reste à l’écart, en retrait, quasi secrète. Recroquevillée dans une langue des signes aujourd’hui, que le lecteur invente plus qu’il ne les distingue, elle ahane. Elle reste le cœur d’un silence que l’époque a chassé. En empruntant les traverses de l’invraisemblable, elle nous réveille. Éclairant la place de l’homme dans le monde, la poésie répond à la question aporétique : pourquoi vivre ? Pour quoi l’individu sur notre mappemonde ? Elle situe chacun – entre tous. Elle le chante, le châtre, l’exalte, l’exhorte, le met en terre aussi. Ce qui bouleverse un être, pour peu qu’il porte son art à la perfection, devient poésie.
Le poème recrée une émotion qui a d’abord nécessité son écriture. Villon s’écarte du droit chemin. Il tue. Le destin l’étrangle. Le poète déplore le malheur. « Quoique occis par justice », le pendu souffre. Du moins le poète nous en convainc-t-il. Le pendu a perdu le droit de se poser, de se reposer. « Jamais nul temps nous ne sommes assis. » Le lecteur s’émeut. La compassion le saisit à son tour devant le tragique de l’existence. Égrillard, Ronsard échauffe la jeunesse. Il la bouscule. « Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie. » Et quand la mort frappe à sa porte, plutôt que de se plaindre, il sourit en grinçant. « Je m’en vais le premier vous préparer la place. » La Fontaine met en garde contre les puissants et la naïveté. Avez-vous lu La Mort du loup, sans que vos paupières s’embuent ? Qui ne révère : « Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs » ? L’auteur d’Une charogne sait son vers cliniquement absurde ; le lecteur n’a nul besoin d’un croquemort. L’impossible, un instant, sourit. De même, Verlaine évoque « une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime [avec] l’inflexion des voix chères qui se sont tues ». Une morte peut aimer un vivant, lui parler ailleurs que dans le monde des dieux ? Dans Le Dormeur du val, daté d’octobre 1870, la France vaincue par les Prussiens, Rimbaud découvre en pleine nature un soldat couché. Du même âge ou peu s’en faut, le poète pourrait être étendu lui aussi dans ce vallon. Combien il berce de tendresse l’inconnu. Dort-il ? Ce n’est pas possible, il dort ? « Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue [...] a deux trous rouges au côté droit. » Avez-vous remarqué combien les grands poèmes respirent l’évidence. La simplicité les unit par-dessus les siècles. Cette observation ne constituerait-elle pas un pilier pour juger de la qualité, au lieu de tout araser pour sauver le médiocre ?
Quelle cohérence préside à l’écriture du vers ?
Selon la règle classique – que le dernier venu abolit, trop régalienne pour des vues grégaires –, un vers correspond à une émission de voix. L’alexandrin tire sa force de sa mesure. Douze syllabes se disent d’un souffle. La césure à l’hémistiche n’exige pas toujours de baisser le ton. Le vers ternaire corrobore ce détail ; et l’enjambement, et le rejet, cette émission de voix, en même temps qu’ils mettent en valeur un élément. « Mais tout n’est pas détruit, et vous en laissez vivre / Un… Votre fils, Seigneur, me défend de poursuivre » [Racine, Phèdre, 1667, v. 1446].
À cette notion de prosodie – ignorée depuis cinquante ans, les heures d’étude de la langue réduites de moitié, en France –, s’ajoute celle du sens. Dans l’idéal, les syllabes qui composent un vers forment une phrase. « La rue assourdissante autour de moi hurlait. » L’enfermement exprimé dans ce vers est renforcé par le chiasme du rythme interne : « La rue [2] assourdissante [4] autour de moi [4] hurlait [2] ». Le verset cher à Claudel et Perse exige un souffle plus ample. Il est peu pratiqué de nos jours. La prose use et joue de toutes ces règles.
Jusqu’au début du XXème siècle, tout vers commençait par une majuscule. La majuscule s’est faite rare. Sa disparition – d’esprit guillotinesque – facilite-t-elle la lecture ? Apollinaire a par ailleurs frappé les esprits en supprimant la ponctuation. De son propre aveu, il la maîtrisait mal. Tant d’autres lui ont emboîté le pas. Depuis peu, tous cultivent la brièveté du vers, parfois à un ou deux mots. Serait-ce une ignorance programmatique ou une réévaluation du rythme ? Voici cinq vers, sachant que seuls deux autres s’ensuivent et achèvent le texte : « Si / nous sommes / si proches / c’est que / j’ai moi aussi »… Aucun de ces versiculets n’offre de sens à lui seul. Haché de la sorte, le rythme de la phrase secouerait-il de plus de hoquets le lecteur ? Comment les diseurs de poème se débrouillent-ils avec une telle à-la-ligne ? Comment marquer l’arrêt attendu ? « Si [arrêt] nous sommes [arrêt] si proches [arrêt] c’est que [arrêt] j’ai moi aussi »… Si l’arrêt est caduc, à quoi rime le vers ? Quelle cohérence justifie ce retour à la ligne, la découpe de la phrase ? Comment mémoriser de telles perches en l’air, qu’on voudrait croire éperdues ? Si ces cinq vers ne veulent rien dire, à quoi bon les publier ? En outre, insupportables à l’oreille, les saccades ne contredisent-elles pas l’accélération du débit de parole chez les jeunes aujourd’hui ? Qui prépare ces derniers à débiter de la parole saucissonnée ? Qui fait d’eux des crécelles publicitaires ? Si Hugo joue du vers court dans Les Djinns, c’est à la façon d’un accordéon [par strophes croissantes de deux à dix syllabes, puis décroissantes]. Construite de main de maître, son intention ne vise certes pas le néant.
Vu les vers si brefs qu’ils rendent les pages presque blanches, la blancheur garantirait-elle une virginité ? Le résultat est croquignol. Ne doit-on pas s’attendre au pire ? On rirait d’écrire qu’aller à la ligne au petit bonheur d’un stylo-bille fabrique un assassin. Pourtant les arbres maudiraient le zigzag de la main à vers, si la colle ne leur cousait les lèvres. Contre l’évanescence, le dit du rien, tout rythme, toute image répudiés, ce serait un beau coup de l’histoire qu’une résistance redressât la platitude de cet art devenu bâtard et un bazar.
Comment je suis venu à la poésie ?
Vers l’âge de dix ans, paysan passionné, je suis entré en religion. Mes parents m’ont fait gagner un séminaire. À l’internat, l’éloignement, le sentiment de claustration, une sourde rébellion m’ont conduit à écrire. « On ne naît pas poète : on sent, on vit, on travaille – et on le devient. » [Gros-Kost, Gustave Courbet, souvenirs intimes, Dervaux libraire-éditeur, Paris, 1880.] J’ai perdu la foi peu avant l’adolescence. Je n’ai jeté le froc de la poésie qu’à de rares intervalles.
À douter de mon talent, j’ai redouté le mépris qui n’a pas manqué. J’ai fui les groupes qui récusaient l’émotion, le lyrisme, la grâce hors de la religion. Les tenants de Tel Quel, la poésie électrique ou engagée, les épigones de Mallarmé ne m’ont jamais convenu. J’avais lu Perse, Aragon, Éluard. J’ai trouvé le Char des Feuillets d’Hypnos. Mon univers, dès la mort de mon père, avant même de quitter le lycée, était à mes pieds. Contre quel adversaire s’appuyer ? La farce est irrémédiable. Mon premier recueil recensé dans Le Magazine Littéraire d’octobre 1972, j’ai découvert l’auteur de la note, Jean Breton, et « la poésie à hauteur d’homme ». Grand prêtre de l’émotion, Georges Mounin m’a confirmé dans ma voie. « Tout ce qui reste du cœur d’un poète, c’est ce que lui-même en a dit. » Reverdy le consignait, l’année de ma naissance.
Le structuralisme rayonnant, la transgression presse le génie. Mais le génie doit-il tout à la transgression ? Barthes suscitait le vertige et force demi-talents sans colonne vertébrale se mettaient sur son orbite. Des contradicteurs ne manquaient pas, mais qui les entendait ? « La position du Degré zéro de l’écriture envers la poésie est exemplaire [monument à la poésie inconnue […] Le diagnostic n’ausculte qu’une apparence]. On aboutit aujourd’hui, dans la critique, à la représentation d’une poésie sans syntaxe, sans figures. » Henri Meschonnic, Pour la poétique, essai, Gallimard, 1970. – Le spécialiste de Rousseau lui aussi mettait en garde. « Le terrorisme méthodologique n’est, la plupart du temps, que le cache-misère de l’inculture, le camouflage de l’ignorance : faute de véritable familiarité avec l’histoire et avec les œuvres, l’on se forge naïvement des instruments rudimentaires – il importe alors que leur allure scientifique fasse illusion – auxquels rien, hommes ou livres, cultures ou langues, n’a le droit de refuser son secret. » [Jean Starobinski, La Relation critique, Gallimard, 1970.]
Je n’ai certainement pas compris sur-le-champ ces réserves qui m’ont cependant arrimé à mon intuition première. Mes titres de recueils suffisent à la suivre. Aujourd’hui encore les évidences ci-dessus dénoncées restent peu partagées. Le goût en matière d’écriture fuse vers tant de directions contradictoires qu’aucune légitimité ne garantit qui que ce soit. La mode s’étiole vite. Je maintiens qu’en écriture il est bon que la règle fasse l’amour à l’émotion.
Qui parle clair trouve-t-il une oreille, à la longue ? Sans Verlaine, Rimbaud aurait-il été publié ? Quel poète du Parnasse a daigné le considérer vif ? Le talent n’est reconnu qu’avec lenteur. « Nous sommes trop pressés. Que dirions-nous du semeur qui voudrait voir tout de suite lever son blé ? » [Jules Renard, Journal, 2 janvier 1908.] Dans la rude compétition, toujours un confrère bourre le canon. La conséquence est variable. Le silence, en revanche, presse le cilice. De quelle capacité de lecture nos contemporains font-ils preuve ? Si tant restent incertains, le plus grand nombre se trompe. En 1947, René Char publie Fureur et Mystère. La critique le tient à égalité avec Jean Vagne. Trente-six ans plus tard, « Char, jumeau de Camus dans la Résistance, devenu à la fois poète agricole et imitateur d’Héraclite, défenseur des garrigues menacées par le grand projet nucléaire de la 5e République », se moque Philippe Audoin [Les Surréalistes, Seuil, 1973.] Pareilles cécités ne sont que péripéties. Pire, les éclipses ne manquent pas. Villon disparaît au Grand Siècle. Ne prouve-t-il pas que seule une utilisation personnelle du langage ouvre à l’universel ? À ce jour, la platitude et la banalité tiennent lieu d’universalité progressiste. Qui ne prescrit d’écrire en batterie, comme pour une série télévisée ? Le propre du désespoir est de rester sans fond.
L’art console-t-il ? Le plaisir qu’il procure suffit. Est-ce une consolation de pédopsychiatre ? Dire qu’un jouet est cassé ou perdu ne le fait pas ressusciter, ni ne ramène les jeunes années. Tout désespoir, telle une impasse, est cependant à fuir. La littérature ne devrait pas mourir. Une lente remontée se fera jour en France. La conscience ébrouée supposera, de la part du lecteur, des exigences à reconquérir que l’éducation devra d’abord nourrir et refaçonner. Il faudra plus de deux générations pour former les professeurs qui à leur tour feront lever les yeux à leurs élèves. Je ne verrai rien de cette résurrection.
Quelle place dans le panorama de la poésie contemporaine ?
Nonobstant les imposteurs, qui ne rêve d’être lu, commenté, considéré, au présent ? Pour réussir dans le champ littéraire, où désormais la littérature figure un rosier au pied d’un rang de vignes, il faut réunir quatre facteurs : le talent, la volonté, l’entregent et la chance. Le talent se caractérise par l’habileté à jouer de la langue, le sens des formules, le choc des idées, la captation de l’attention, un rendu d’expérience et de sensualité. La volonté réduit en pièces l’à-quoi-bon plus que les concurrents ; elle atteste un orgueil sous le boisseau. Elle enchaîne à l’établi. L’entregent et la chance se passeraient de commentaires si, au terme d’un demi-siècle, le milieu littéraire ne m’avait convaincu qu’un regard intelligent relève du miracle. La superbe l’emporte, sauf exception. L’estime figure à peine un mot sous le buvard de l’hypocrisie. L’indifférence signe une exécution sommaire. L’amitié en poésie se découvre encore plus rare que dans une vie de labeur. Quelle que soit la mue du serpent, le venin reste frais. Les fourbes vont bon train, qui saluent les salauds. Grands ou petits, les éditeurs suivent leurs livres de compte. Qui les blâmerait ? Certains affichent une ligne telle que leurs auteurs se copient l’un l’autre. On en lit un, on a lu tout le catalogue. L’exercice d’un pouvoir est nécessaire sans qu’il suffise. « Les grandes œuvres se nourrissent moins d’espérance, moins encore de bonheur que de désillusions, d’expérience de l’échec, de désastre et de solitude. L’art, pour l’essentiel, traduit la nature de l’homme et son incapacité à bâtir des sociétés heureuses. » [Claude Michel Cluny, Rêver avec Virgile, journal littéraire 1988-1990, L’Invention du temps, tome X, La Différence, 2013.] Le talent ne suffit pas ; la clarté s’obtient par le travail. L’âge m’a éclairci la vue.
Le souci d’être lu m’a plusieurs fois affecté physiquement. L’insuccès m’a fait éprouver deux paralysies faciales, à quelques années d’intervalle, à droite d’abord, à gauche ensuite. Où trouver de nos jours la force de caractère d’un Montaigne qui « écrit à peu d’années » ? Sa modestie annonce celle de Borgès. « J’écris pour moi, pour mes amis et pour adoucir le cours du temps. » Je salue la sérénité – à genoux. La question demeure, dans mon esprit, mais ne me trouble plus. À court terme, la présence dans une anthologie ne prouve rien. Le dictionnaire de Jarrety m’ignore. Il date de vingt ans. J’ai peu publié, encore moins fait le beau. Se mettre en valeur atteste le crime de lèse-discrétion. J’exècre le mensonge.
Comment ai-je trouvé la paix ? Quoique si tard venu pour me reconnaître une qualité, avec Des jours de pleine terre [Al Manar, automne 2022], je succéderai peut-être à Cadou, l’instituteur, sans école pour ce qui me concerne. Pourquoi cet ultime choix, cette ultime ordonnance ? Le bon poème est rare. Forcer son talent, c’est décimer les arbres qui n’en peuvent mais. J’arrête à cette hauteur, sinon mon destin, mes ratiocinations. L’humilité ne donne à réfléchir que son absence, pour qui la cherche. Acquise, elle propage la paix. « La modestie est au mérite ce que les ombres sont aux figures dans un tableau : elle lui donne de la force et du relief. » [La Bruyère, Les Caractères, Du mérite personnel.]
Merci, la vie.
Pierre Perrin [paru dans Possibles n° 24, Pour fêter Jean Pérol], 2022.