Les hautes terres de Pierre Perrin, par André Ughetto [12 mars 2023] pour Des jours de pleine terre
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  • André Ughetto, Les hautes terres de Pierre Perrin
    Des jours de pleine terre, Al Manar

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    Un titre est un drapeau, chacun le sait, et Giono doit l’avoir dit.
    Celui de l’anthologie (Poésie 1969-2022) publiée chez Al Manar me frappe comme une évidence. Des jours de pleine terre est le symétrique diurne de cette expression souvent rencontrée, « les nuits de pleine lune », dans la littérature romanesque. C’est vus de notre satellite que des « jours de pleine terre » prendraient effectivement leur sens plein, cosmologique. L’infini s’offre / à qui l’embrasse à volonté, le temps de vivre, proclament ces vers de « La vie à terre » (partie IV).
    À partir de cette idée, et comme fournissant mon guide de lecture, j’émets l’hypothèse que la vision du monde proposée par Pierre Perrin relève d’une sorte de double focale dont la première révèle son approche de l’intime et la seconde le relie à la puissance de l’universel et du cosmique. À la fois donc, une remémoration des épreuves subies dans sa chair et son âme par l’enfant que fut l’auteur, mais aussi de ses joies, aussi précisément évoquées que possible, et sans aucune vulgarité d’expression, dans les aventures érotiques qui ont donné du sel et du sens à sa vie (Partie III du recueil : « Ombres de nos amours »). Belle revanche par rapport à une enfance tourmentée, notamment à cause d’une mère qui aimait à sa façon, en punissant beaucoup. Elle n’est prodigue qu’en taloches, est-il dit dans « Le Malheur » !
    Dans les cinq parties de ce maître livre, une vie tout entière est passée en revue. Cependant Pierre ne dit pas toujours (et selon moi) assez rarement « je ». Une des brillantes exceptions ou « je », quoiqu’inconscient s’affirme se trouve néanmoins dans le premier des poèmes choisis, « Naissance » : […] un ver luisant bon à crisper / Les doigts, je hume ce que j’ignore être le bonheur.


    Un personnage, d’enfant, d’adolescent puis d’homme, avec lequel il prend les distances nécessaires (et quelle distance, avons-nous vu !), sous le support du pronom « il » fait donc le plus souvent, selon mon idée, le jeu de ses souvenirs. Sans compter que la troisième personne grammaticale peut aussi désigner d’autres acteurs ou « actants » : comme son père, ses camarades, un ami (« Émile », par exemple, partie V).
    C’est une « comédie humaine » version champêtre et paysanne, qui déploie dans les premières pages – un peu aussi dans les dernières – un large éventail de sensations et d’impressions, et qui fournit sans cesse des motifs à penser :
    […] qui résonne pire que / Les meuglements d’un veau dans un puits, sinon / Le désespoir ? (« Attendre, est-ce vivre ? ») ou encore, du même poème : « L’enfant veut savoir. Heureux celui que le premier / Adulte n’abuse pas. […] ». Quel retentissement en notre actualité ! Ou bien, qui nous renvoie à la permanente « éducation sentimentale », la plus physique : « Le premier baiser ébranle le corps entier. La langue / Secoue l’être – un séisme. Le pantalon éclaboussé, / Les baisers ne se ressemblent pas. […] »
    Ces quelques exemples suffisent pour constater la fréquence des enjambements dans ces vers souvent plus longs que les mesures classiques de l’alexandrin ou du décasyllabe. Ce style, ou plutôt cette technique d’écriture, permet souvent au poète de dire deux choses à la fois, en utilisant les deux focales que j’ai métaphoriquement indiquées en m’interrogeant sur le titre du recueil.
    Que ne disent pas ces quelques vers, sur la misère familiale : (parlant de la mère) Elle fait abattre le chien qui n’a pas six mois, / Pour mes dix ans, car il mange trop. […] Il fallait donc choisir sans protester : plaisir de garder un jeune chien, ou nécessité de manger pour grandir… Plus loin, l’auteur confesse : Ce meurtre, je l’ai enfoui – et l’ai tu – trente ans. (in « La Mère, III)
    La généralisation suit le détail concret (ou le précède) : Dans « La bascule » il y a une évocation de chiens, de chattes, d’un taureau, tous en chaleur, puis :

    Des bois de lit, tous rideaux tirés, grincent, après
    Les tables épicées. Le secret demeure et se meurt.

    Les détails les plus « véristes », comme dans les vers précédents, aboutissent toujours à quelque vue d’ordre moral (mais pas du tout moraliste), au sujet des comportements collectifs. L’exemple me paraît frappant quand, à la fin des cérémonies de « La Toussaint »,

    Parmi les allées, dans l’agitation, les hommes ajustent
    Leur béret pour s’élancer gravement, loin de la douleur.
    Aux filles de soutenir leur mère en pleurs. Depuis la route,

    Les grilles se referment dans un miaulement de rouille.
    Le village re-aspire son monde. Midi va fumer dans
    Les assiettes. C’est tout jusqu’au prochain enterrement.

    Serait-il si facile de découvrir chez Pierre une veine satirique, comme elle semble affleurer dans ces vers derniers cités ? Peut-être, et surtout dans la 4e partie (« Du monde comme un jour sans tain », j’y reviendrai). Et je veux signaler ici la charge féroce contre les débordements qu’entraîne, pour la vie sociale, l’usage généralisé des ordinateurs :

    Ses liens font et défont le monde. La couleur du sang,
    Le pire, le pur, l’horreur, l’or noir et la rosée, tout se vaut.

    Mais lui-même, le poète, qui avoue dans « J’étais vieux, j’ai rajeuni » : Mon ordi se prenait pour un grand orgue… ne s’exclut pas de cette humaine condition partout précaire, surtout quand il manque l’essentiel, la plénitude (fin de « Bâtir »). Et donc la compassion va plus loin que l’humour, le dépasse infiniment, comme l’affirme par exemple le liminaire de « La visite » : qu’un aimé s’en aille, il emporte tout avec lui, / La caresse, jusqu’à l’air qu’on respire. / Son absence emplit le cœur, le fore, le vide à tout rompre.
    Or, la compassion n’a pas d’obligation de louange. C’est ce dont témoigne la « Dérive sur une mère morte » vers la fin de la première partie, celle-ci étant intitulée « Marche à vie », avec toute l’ambiguïté que recèle cette préposition « à », exprimant le moyen ou la destination. La marche vers la vie libérée des entraves de l’enfance (faiblesse, sujétion…) semble avoir été payée par le petit campagnard attentif à donner plus tard ce « tombeau » à sa mère, par de grandes souffrances psychiques. C’est pourquoi aussi le peintre Courbet, « L’ami de toutes les couleurs » (aussi bien dans son atelier que dans ses fréquentations mondaines et ses colorations politiques) sera célébré « sans courbettes », mais non sans empathie.
    Dans l’ensemble titré « Trois épures, une fresque » (la fresque étant consacrée au souvenir de Gustave Courbet), Pierre Perrin désigne avec netteté les poètes contemporains (du XXe siècle) qui ont sa préférence, René Guy Cadou, et surtout Jacques Réda et Jean Pérol qu’il connaît bien. Ce sont ses « alliés substantiels » à lui, dont il n’exclut pas René Char – et il conseille à chacun, en note de son bel hommage « Gisant debout », de posséder « a minima Fureur et mystère », mais le chant de Perrin a plus de douceur que celui des « partisans » entonné par le Résistant des Feuillets d’Hypnos. Ses vrais amis poètes ont plus de familiarité dans leurs rapports avec le quotidien.
    Tant qu’à creuser une comparaison, et malgré, en la matière, quelques-uns de ses chefs-d’œuvre, je ne vois pas chez René Char de poèmes d’amour aussi francs et aussi déterminés que ceux qu’amène, dans « Ombres de nos amours », la célébration du corps féminin et du plaisir des amants. Le poète est ici au plus haut de son bonheur de style. Même si Le bonheur (en amour) est le noyau d’un fruit/ dont chacun n’est que la chair qui va pourrir (vers liminaires de « Retrouvailles ») – et ce poème affirme justement que cet amour, comme tout autre, n’est pas destiné à durer – Éros est, dans cette section du recueil, l’archer qui vise les étoiles. La dimension la plus physique est aussi la plus mystique :

    … Le moindre désir décuple l’instant,
    Déborde l’horizon. L’avide retenue, les cuisses
    Par-dessus tête, écarte l’angoisse. Plus de honte,
    Aucun frein ; la mort même, un rien au carré.
    (in « Les mains pressées »)

    « De notre monde sans tain » (4e partie) laisse surgir, comme en revanche ou en contrepoint toutes les tristesses, dont la vie ne manque pas de susciter de multiples occasions : cruauté imbécile Des chasseurs, la mort sur l’épaule (« La Vermine »), petite éponge de fanatisme aux poings serrés (« La Rue hurle »), portraits charges d’un « Jean le Matois » et aussi d’un « Caligula comtois », l’un opportuniste en politique et en affaires et veule séducteur, l’autre tyran domestique Un menhir hurlant, un malfaisant, la misogynie faite / Homme[…]. Puis les indignations montent d’un cran avec « Debout les morts » (qui fut d’abord appelé, en 1998, « Un crime d’État »), contenant, avec l’évocation des horreurs de la guerre de 14-18, cette l’allusion ironique à Apollinaire, qui avait écrit à Lou : « Tes seins rempliraient un quart de cavalerie » :

    « Guillaume tait les morts. Plus qu’un quart de cavalerie,
    Le sein de Lou suffit pour rayer la tranchée
    D’un trait de plume. (…) »

    Et Perrin fait ensuite un sort à des drames récents ou pleinement actuels : massacres de la place « Tian’an men », « La haine en larmes » des Palestiniens de Gaza, l’Europe dénoncée comme éructant entre deux réplétions face aux « Réfugiés », ou devant l’image photographique du corps d’un enfant mort, vomi comme un bois mort (« La mort à la gorge »). Enfin, à la nouvelle que « l’Ukraine (est) en sang », le poète en consigne les effets à chaud, et en tercets comme un Dante moderne (datés du lendemain de l’invasion par l’armée russe). Il faut donc, interminablement, prévoir un « Ajout au Livre de Job ».
    C’est « À la lisière de la paix » (Partie V), et « L’âge « venu, que Pierre s’exerce aux modulations d’une certaine « philosophie » de l’existence (en germe d’ailleurs dans presque tous ses poèmes antérieurs), et c’est très beau et si parfaitement juste cet « Équilibre » recherché : Le poète à maturité ne se demande pas d’où lui arrive la voix ; il travaille de son mieux la merveille et l’épouvante. Composerons-nous d’extraits son « livre de sagesse » ? Autre distique liminaire révélateur, en dessous du titre « Ultime approche » :

    « La rosée de l’ambition séchée, il a retourné le gant
    de l’enfance. Il circule dans les ruines sans peur ni peine.

    Dit-il ici que son enfance malheureuse fut une faveur ? « À l’Enfant » comporte en effet, parmi d’autres conseils, une leçon de résilience adressée à son propre fils.
    Il faut « Apprendre à laisser » recommande un autre titre. Même si Le poète peut ne retenir l’attention que de quelques personnes (La Poésie), reconnaissons que Où va l’humble le vent se tait. La lune brille, alors que Trop de mystères attisent la cécité, la suffisance (deux vers tirés de « Confiance »). Et c’est donc toujours aux instructions de la nature qu’il faudra revenir : à « La complainte de mai », à « La chouette et le hibou » (sorte de fable), à la « Métamorphose » des printemps, à « L’Arbre » (Plus haut que l’homme, l’arbre, jusque dans la mort), à la « leçon » des ruines que comporte « Le Village », à « La terre », dans son sens élémentaire.
    Et quand il faut « Partir », puisqu’il le faudra…

    « Le tout est de tenir, debout, dans la prison de lumière. »

    André Ughetto, [12 mars 2023] Poésie/première n° 86 [octobre 2023]

    « Depuis que j’ai découvert ta voix poétique, je pense qu’elle est essentielle – et je ne veux pas manquer de le dire, quoique je ne dispose que de ton livre (mais il dit tellement de choses sur la vie, sur notre vie!) » — André Ughetto, courriel, 7 mars 2023.
    André Ughetto, poète, traducteur de poésie (italien et anglais), est aussi un réalisateur de cinéma, un homme de théâtre et un revuiste [Sud, Autre Sud, l’actuelle Phœnix] ainsi qu’un critique littéraire français. Il est né à L’Isle-sur-la-Sorgue en 1942. Présent dans de nombreuses anthologies en France et à l’étranger, son dernier recueil paru s’intitule Les Attractions inéluctables, éditions Unicité, 2022

    Un article d’Olivier Stroh, sur sa page Lettres, 26 mars 2023

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