Étude Pierre Ceysson sur la Vie crépuculaire de Pierre Perrin
  • les invitésLes invités

  • « Dans l’habitat toujours précaire de l’impossible »
    La Vie crépuculaire lue par Pierre Ceysson

    La Vie crépusculaireLa quarantaine, c’est son âge ; c’est aussi son état. Tel est le début du texte Le Poète en chimère qui fait partie du recueil Le Temps gagné publié en 1988. Huit ans plus tard, dans La Vie crépusculaire, le Poète reprend dans un raccourci plus incisif la proposition : « La quarantaine c’est, plus que son âge, son état. » De fait, on saisit là à la fois l’ancrage lyrique originel de celui qui accorde son inspiration au dur « métier de vivre » et la transformation d’une écriture. La Vie crépusculaire est le retournement d’un dire et d’un vivre qui passe par la réévaluation critique la plus lucide et la plus catégorique de l’œuvre antérieure (Pierre Perrin se veut « lyrique vertébré »), donc par une langue neuve accordée à l’émotion et inventant celle-ci. Comme le proclame la quatrième de couverture,

    Si le bonheur n’existe pas
    Poème au poing, l’amour debout,
    Nous ferons tout pour l’inventer.

    Privée du titre qui la situait comme « leçon de ténèbres », la formule se dégraisse de la confidence et de l’explicitation (« Si, comme il est à craindre, le bonheur / N’existe pas, rassure-toi... ») ; elle condense le projet déclaré de celui qui « se découvre aussi à l’aise dans sa langue qu’on peut l’être dans sa peau » [L’équilibre]. On pourrait s’en tenir à la reconnaissance d’un lyrisme, voire saluer ironiquement du qualificatif « post-moderne » une effusion attachée aux thèmes éternels de la mort, de l’amour, du temps, de la douleur et du chant qui l’enchante. On pourrait encore sourire des thèmes (clichés !) de la « maturité » ou de la « sagesse, l’âge venu » ; de formulations jugées naïves dans une lecture rapide – elles l’étaient dans le recueil Un cœur sans amertume, aussi bien dans le titre L’amour adulte que dans la clausule du Bonheur en face  – alors qu’elles sont distanciées et soumises à la « marche » tendue du recueil. C’est que le travail même de l’écriture transforme l’émotion : dans Le Temps gagné, le poème au titre grinçant Art peu éthique s’achevait par « la poésie est choix, rage et mélancolie » ; Le choix, texte liminaire de La Vie crépusculaire, est une profession de foi en l’homme qui engage à « admettre ses contradictions », c’est-à-dire d’accepter ses choix (« vivre, c’est constamment choisir »), et qui propose comme fin « debout, ouvert de partout, le don d’amour est ce que nous pouvons peut-être réaliser de mieux ».

    Don d’amour et don du poème, même souci : entre condensé des formules ou des images et développement des poèmes en prose rigoureusement menuisés ; entre lucidité autocritique ou critique, souvent sombre, et exultation verbale, parfois amusée ; entre construction très concertée du recueil et passage par ellipses, échos ou glissements d’un texte à l’autre, d’une partie à l’autre ; entre les contradictions complexes du sujet lyrique et de ce que Georges Perros mis en épigraphe du recueil nomme le « relevé sec, tranchant, impitoyable de l’émotion [de vivre] », se construit la lecture de La Vie crépusculaire.

    Ce titre, suggéré par Jacques Réda – autre émule en écriture – apparaît dans le cours d’un poème de la troisième partie du recueil, La vérité au cou. Le texte est exemplaire de la méthode poétique. Il y a certes reprise ironique de la langue (la vérité se substitue à la corde), mais plus encore approfondissement de la thématique du pendu développé à plusieurs reprises dans le recueil, laquelle masque la tentation du suicide du poète : un père qui « enfanta un garçon blond » est trouvé pendu [Le malheur] ; dans la solitude, après une nuit d’alcools et de paroles vides avec des amis, le poète a des « arrière-pensées de pendu avant l’aube » [Le pendu avant l’aube]. Celui qui se croyait dans son écriture antérieure « pendu à l’univers » et qui disait son « mal de terre – avec quelle emphase » [Manière noire] s’est fait à l’idée qu’« au terme de peu d’années, il ne restera rien », que l’homme vit dans l’illusion et dans une « prison sans ouverture » [Partir]. Il faut abandonner toute nostalgie de ses origines et le dépeçage élégiaque exaspéré que développait le recueil Manque à vivre. Il faut en finir avec le poète qui fait, en ne l’assumant pas, de « la contradiction [humaine] son cancer » – la mère est morte d’un cancer de l’œil [La délivrance] -, avec la complaisance à ressasser « son lopin de terre et [le] galopin que l’on fut » et à « savour[er] la drague drogue » – c’est « jou[ir] de l’impuissance à vivre la réalité » [Le change]. Il faut s’en tenir à cette vérité que « l’âge venu » a découverte en même temps que le partage de l’amour : « La vie est crénelée, elle reste crépusculaire ». L’humaine condition est dans l’obscur et dans le manque, dans les intermittences de la sensation présente et du poids harassant du passé, comme dans le balancier hasardeux de la sensibilité et de la raison. Le poème le constate en images simples qui disent l’impossible de ce qu’est « un homme. Un petit homme » et la prise en compte à la maturité de cette contradiction… Continuer la lecture

    Pierre Ceysson, Les Cahiers de poésie-rencontres, n° 44-45, janvier 1999

    Page précédente — Imprimer cette page — Page suivante