« Dans l’habitat toujours précaire de l’impossible »
La Vie crépuculaire lue par Pierre Ceysson [II]
« [...] L’âge venu, on prend moins à pleines mains les bourgeons qui éjaculent, mais on s’enivre encore des puanteurs sublimes de la terre en automne, quand on marche en forêt ou à lisière des premiers labours. On porte le harassement des actes à jamais manqués, la voix perdue, à l’écart des meutes, sans garantie... L’égarement, c’est l’homme même. On ne peut guère habiter l’instant, simplement. La bise au ras de l’herbe du verger ou bien la brise, un vent de pluie pour la semaine, un fruit qui tourne dans la bouche, un amour nu – tandis qu’on peut enfin naître à soi-même -, c’est bien des plus simples choses, et du don de soi qu’on leur fait, que surgit le bonheur. [...] »
Le poème récuse l’ancienne manière en refaisant l’Autoportrait (in Le temps gagné ) : l’élimination de la première personne au profit de la troisième d’une part élimine la redondance bavarde, la biographie, la considération psychologique, l’anecdotique, voire le forcing des jeux verbaux, d’autre part transforme une existence individuelle en destin exemplaire et propose expressément une « sagesse ».
La composition du recueil met en perspective cette transformation majeure de la personne lyrique. La troisième partie du recueil, À la lisière de la paix, relève dialectiquement les deux premières, Parenthèse du labyrinthe et Ces ombres qui nous emportent
– Sur le plan thématique, en bref :
La vérité au cou (« On est un homme. Un petit homme ») reprend les trucages de celui qui « vit loin de lui-même » dans Manière noire (deuxième partie – « Ce n’est pas un homme, c’est un mégot ») ; l’obsédante mémoire qualifiée de « traîtresse aux yeux crevés » (La porte, poème initial), qui « creuse la terre » [La visite], « fosse » chez le poète que « presque rien de ce qu’il a vécu n’élève au-dessus de lui-même » [Le poète] devient une « mémoire qui a perdu sa bogue et roule un présent presque perpétuel » [L’âge]. Aux « trop tard » et à « la solitude » [La visite] se substituent l’acceptation de l’adieu à l’aimée [Les cendres] et la vérité fondamentale de la poésie, qui « venue de la solitude, propose des éclairs froids et des cendres » [La poésie].
– Sur les plans symbolique et imaginaire :
L’œuvre doit assumer une filiation et dire une naissance. Adossé à une enfance marquée par la honte sociale, sexuelle et relationnelle, dès l’abord « clouée sur la porte de grange » et livrée à castration par une mère soumise au travail et figée dans le non-amour, le « il » doit tenter de vivre. C’est d’abord Le Petit Vouivre – engendrer est androgyne – qui assure la joie des amants, « truite entre deux eaux ». Ensuite, dans la deuxième partie, la femme érotique donne « l’horizon entre [les] bras » des amants [Ève quaternaire], ses seins donnent « l’herbe qui guéri[t] » ; « truite dénichée sous une pierre » dans le souvenir, elle permet de retrouver dans le bonheur du poème un « monde neuf » [Pelouses] ; dans la fusion ruisselante et foudroyante du plaisir, « la naissance recommençait. […] Sous l’homme fait perçait l’enfant toujours perdu, mais le plus souvent il jouissait au présent » [Pointe sèche]. Dans la troisième partie, deux poèmes transgressent la règle du « il » et du « on » : adressé à « mon enfant, ma douceur, mon miracle », À l’enfant dit l’affection du père qui regarde grandir son enfant et l’accompagne pour lui léguer un jour « le bonheur de [le] savoir debout » ; La Terre est un hymne à la mère « des longs désirs, grand secret de lumière, averse de métamorphoses, corps adoré » qui porte le mal et « la fin, tissée à notre peau » et qui détient tout le destin de l’homme : « Aimer est tout notre infini ». L’ouverture à l’autre et au monde permet au dépecé de l’âme de marcher et de « tenir debout dans la prison sans ouverture » [Partir]. C’est retrouver, sublime, la figure du père : il donnait la joie et la sensualité en faisant griller lard et patates dans la forêt (« C’était onctueux comme l’amour » – Le paysan) ; à son lit de mort, le constat « sec et creux » du plus rien, le relevé en phrases nominales de la scène et du rituel, et pour conclure la morale lapidaire en épitaphe (Père est mort) : « Admettre que c’est fini. Penser à rien, quand le froid du corps gagne déjà, par-delà les murs et les hommes, la terre alentour prête à recouvrir la raie de charrue du temps. »
Dominent ainsi les imaginaires de l’arbre, symbole du « plus haut que l’homme jusque dans la mort », telle l’œuvre du poète (Gisant debout célèbre René Char). De l’alliance du feu et de l’eau : Le lit bien tempéré associe l’exultation érotique aux « soleils trempés ». De la lumière, faisant pendant au tombeau : L’enterrement à Ornans réunit l’ultime « volte-face » du poète et les femmes aimées, le « plus rien » et « le miel de vos peaux […], les mollets remontés tel le saumon vers les sources ». Il y a dans ces bipolarisations symboliques et imaginaires une tension des contraires pour dire l’accord de l’homme mûr avec le monde : consentir à l’amour et à la mort, à la pensée et à l’image, au sec et au ruisselant, au dépecé et à la plénitude de tous le spores ; bref, « on vieillit, la belle affaire ! L’accord grandit à ce qui se dérobe » [L’âge]. Continuer la lecture
Pierre Ceysson, Étude publiée dans Les Cahiers de poésie-rencontres, n° 44-45, janvier 1999