Étude Pierre Ceysson sur la Vie crépuculaire de Pierre Perrin
  • les invitésLes invités

  • « Dans l’habitat toujours précaire de l’impossible »
    La Vie crépuculaire lue par Pierre Ceysson [III]

    La nouvelle alliance de mots synthétise toute l’œuvre de manière concertée et explicite. Sous le titre de « la parenthèse du labyrinthe » qui dénonce la clôture du dire et du vivre anciens et annonce la salvation amoureuse, la première partie se place sous l’autorité de Françoise Lefèvre : « Le jour arrive où l’on peut retourner dans sa vie comme dans un continent étranger. » Le moi « tripal et quaternaire » du Portrait à griffes (in Manque à vivre) et le forcing exalté de l’acrostiche ou du signifiant se transforme en « je » d’autant plus impitoyable qu’il interrompt le fil de la troisième personne narrative ou descriptive, comme dans la scène originelle de La mère, III, où le montage en parallèle est terrible :

    « [...] Quand elle se lavait, debout près de la pompe, dans l’obscurité de l’escalier menant à la chambre haute, elle ne se mettait jamais nue. Elle abattait tout à coup une bretelle de sa chemise, passait le gant autour de son cou, répétait l’opération pour l’autre côté. J’eusse aimé, des années durant, découvrir ses deux petites pommes de moisson.

    J’avais dix ans, quand elle a fait abattre mon chien, qui n’avait pas six mois, parce qu’il mangeait trop. Seul, derrière la fenêtre de la cuisine, je l’ai vu attaché à un poteau en face de la maison, le voisin lui fracasser le crâne d’un coup de hache. J’ai entendu les hurlements, la terreur de mon unique bête. J’en ai vu le sang jaillir, et ma mère tirer le corps derrière le tas de fumier.

    Ce meurtre, je l’ai tu trente ans. »

    Le titre de la deuxième partie, « ces ombres qui nous emportent », reprend le titre du recueil d’autoflagellation provocatrice Blason avec ombres portées (in Manque à vivre) pour entreprendre un nouveau blason érotique qui s’achève par « l’ombre portée sur la neige » du poète mort [L’enterrement à Ornans] et qui juxtapose les figures et les poses mortifères du poète ancien, le rêve de l’amour partagé et absolu sans épanchement possible dans la vie réelle [Le rêve] ainsi que la présence/absence de l’Ève quaternaire.

    À la jointure des deux parties, Le change éclaire les fondements de l’œuvre et de l’homme nouveaux tout en révélant une profonde crise créatrice. Le poète a pris conscience à la relecture de « l’insignifiance et de la prétention » de ses livres, il constate qu’il « n’avait pas la langue pour expulser » l’émotion et que le ressassement démonstratif de « l’élégie » correspondait à la seule « jouiss[ance] » procurée par « l’impuissance à vivre la réalité ». Il en fait l’analyse : d’une part, le néo-romantisme du poète malheureux, révolté ou maudit est vide de sens parce qu’il refuse le fait que l’homme de la modernité est « dans l’habitat toujours précaire de l’impossible » (l’homme est sans dieu, « mort-vivant », sans sol absolu) ; d’autre part, conséquence de l’illusion lyrique, l’écriture est défaillante : « Aucune grâce, ni l’alliance d’une image argumentée, ni, sur la table des concepts, une sensation qui picorât juste. » Qu’est-ce qu’habiter et écrire ? Le bonheur d’expression, seul salut, tiendra au « relevé sec, impitoyable » du terroir et de la condition originels comme à l’exultation des images érotiques et à la jouissance de la partition verbale. Que d’humour et de virtuosité jubilatoires dans l’évocation des positions et circonstances amoureuses : point d’immaculée conception (pour punir la mère, on a « sali la Sainte vierge » – La délivrance), mais le poète connaît les classiques de la poésie érotique (Bataille, Béalu, Breton et Éluard). Certes, et nécessairement, dans La femme aimée, la femme « à la recherche de la sève » est à l’opposé de la mère :

    « [...] Elle a le goût d’ouvrir les bras pour susciter la plénitude. Si son sourire – arc au repos, de rose sur la neige – paraît assassiné d’absence quelquefois, un baiser la fait vibrer. Au chevet, rien ne surpasse le silence ameuté de ses seins. [...]

    Ses lèvres et ses doigts recèlent tant de tours qu'une vie entière ne suffirait pas à les recenser tous. Aucun secret, sinon de lumière. Le plaisir au large la rend innombrable, sa mémoire est devant elle une jeune fille qu’elle invente. [...] »

    Mais, dans la deuxième partie, la main est là, et l’œil qui « fait le beau » dans l’histoire, et tous les glissements progressifs de la langue qui en sait de belles. « Volubiles » : les bouches, le chemisier, le cœur, le manche... Bonne tenue des corps sans couronne d’épines avec « halètement de la future parousie au quotidien » [La femme aimée] ; grands airs dans tous les sens : « lit bien tempéré », table patinée et de bon service pour « ascenseur du plaisir » et « musique de l’étreinte » [La table], « carillonnement des bourses près des lèvres de miel » [Vers la plénitude] et « andante » qui suit un « envers de Dante », puis « entame l’air du déluge » pour atteindre une petite mort [La flûte] ! La grâce est à la prière érotique [ La prière], aux métaphores de sèves, de braises « dans la forêt des veines », d’herbes folles et de rivière que l’on « embouque ». Mais après le « rire en cascade » et le foudroiement, c’est le temps des cendres et de la perte [Les cendres]. « Tout entière habitée », l’amante dans l’instant glorieux du plaisir, mais le « rêve d’un art de vivre au fond des ventres » fait long feu et, à l’occasion, l’amant « achève l’excitation » provoquée par un autre chez son amante [L’autre]. Enfin la frénésie des figures amoureuses n’a d’égale que l’allégresse des formules de sagesse (« Paix à l’éternité, la mort est un compost. » – Partir), la froideur de la définition métaphorique (« Le poète est un mort-vivant : un instrument ; l’archet délivre une vibration plus ou moins agréable. » – La poésie), la syntaxe des « pourtant » et des « cependant », les alliances de mots remarquables dès les titres (Le petit Vouivre, Ève quaternaire, Aube noire, Gisant debout). L’image surréaliste est abandonnée ; sur la table de dissection ne se rencontre que la « passion raisonnée », qui donne chair à la pensée et cohérence au travail du langage. Continuer la lecture

    Pierre Ceysson, Étude publiée dans Les Cahiers de poésie-rencontres, n° 44-45, janvier 1999

    Page précédente — Imprimer cette page — Page suivante