Étude Pierre Ceysson sur la Vie crépuculaire de Pierre Perrin
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  • « Dans l’habitat toujours précaire de l’impossible »
    La Vie crépuculaire lue par Pierre Ceysson [fin]

    La métaphore du dernier poème, L’atelier, qui assimile le travail de l’écrivain à celui d’un ébéniste se substitue et fait écho à « l’atelier enterré » que le poète avait construit dans « sa maison en face de la ferme natale » : proximité redoutable, puisque malgré « le vieux béret du père » porté par le travailleur, « le bonheur y avait avorté. […] La maison à peine achevée, malgré des tableaux sur les murs et des sculptures, malgré du feu dans la cheminée […] il manquait l’essentiel » [Bâtir]. Plus que de bâtir pour l’avenir, pour la fidélité au temps et à soi-même, pour un bonheur confortable, il s’agit de « tenir » entre, de se tenir dans l’instant sans désir de « violer l’impossible » – refuser, idéaliser, déplorer la condition d’homme. Car l’homme est un « sujet insondable, tissé à l’ombre de notre peau » [Tenir], comme reste fondamentalement « insondable » le poème travaillé et épuré avec rigueur [L’atelier]. Où que ce soit, à lui-même ou à autrui, au monde ou dans la langue, le sujet est situé « dans l’habitat toujours précaire de l’impossible ». Habiter le monde alors, c’est habiter « le » village dans sa présence [Le village], c’est « simplement » accueillir le paysage proche avec le château en ruines, les transformations de l’habitat agricole contemporain, c’est jouir au crépuscule de la saison et de l’intimité du lieu privilégié qui résume le monde :

    « [...] Et septembre venu, quand la rentrée des classes tire son grand râteau, les maïs plus élancés que des athlètes bruissent tel du papier d’aluminium. Le large caresse les rêves, et le bureau, lui, avec les livres en espalier, le sourire de l’aimée, embaume la paix. Un oiseau s’égoutte les ailes, des nuages glissent comme des buvards, gris, bleu nuit, avec des filets, des collerettes, des volutes, une immense poignée de grains en suspension. Une fenêtre suffit pour ouvrir l’âme. »

    Instant de bonheur où la fenêtre – condensation imaginaire fondamentale – donne un accord simple du dedans et du dehors, tient le lieu et relève la ferme natale dont les « fenêtres où vivre, étroites et mal orientées, accaparaient peu de soleil » [La porte]. Habiter le poème alors, c’est pour « le poète à maturité […] travailler de son mieux la merveille et l’épouvante, le dégradé entre les deux » ; celui qui reçoit le poème « l’habiter quelque temps, comme on le fait avec un être dans l’amour réciproque, à ceci près que la communication poétique reste solitaire » [L’équilibre]. Autrement dit, dans l’intervalle du risque, du manque inscrits dans toute lecture, quels que soient le regard de « tendresse » et le travail de « maturation intérieure » [L’atelier]. 

    La Vie crépusculaire fait entrer Pierre Perrin dans ce courant néo-lyrique caractérisé selon Jean-Claude Pinson par « la justesse esthétique et éthique de la voix » et qui relève le défi proposé par la « philopoésie » au poète moderne à partir de la phrase d’Hölderlin : « L’homme habite poétiquement. » Plus particulièrement, si l’on suit Paul Ricœur, « la re-description métaphorique du monde règne [dans le champ] des valeurs sensibles, pathiques, esthétiques et axiologiques qui font du monde un monde habitable ». Une nouvelle alliance de mots permet à Pierre Perrin de dépasser la sincérité autocélébrée de l’effusion élégiaque qui était en partie l’héritage du courant « Poésie pour vivre ». Le mot « homme », les titres allégoriques avec l’adjectif défini se substituent au « poète au miroir », au « névrosé poli » avec « sourire dépecé ». L’authenticité se joue dans l’écriture impersonnelle du « il », du récit et de la description denses et rigoureux, comme dans la tension de la métaphore entre humour, dérision et jubilation et dans la réciprocité des concepts et de l’imaginaire. Ainsi, autant que Georges Perros et Jacques Réda évoqués par Jean-Claude Pinson, Pierre Perrin rejoint Jean Rousselot sur le plan de l’analyse sarcastique de lui-même comme sur celui de la rigueur de l’exigence humaine, hors de tout sacré.

    Sans aucun doute, il y a là modernité d’une voix lyrique puisque, comme le note Jean-Michel Maulpoix, la langue poétique recrée l’émotion entre les formes de l’exclamation, issue du cri, et le développement du poème. Plus particulièrement autour de la filiation, de la naissance amoureuse-existentielle et de l’obsession de notre mortelle condition, la notation sensible est impitoyable, la métaphore ou l’image sont dérision ou sublime ou joie, cependant que la variation des cadences et le jeu des anaphores scandent et rythment, la description dévoile ou l’analyse scrute en profondeur. La lucidité sur l’acte poétique et l’adéquation correspondante de l’écriture (« La poésie témoigne, anonyme et secrète, d’une faille intérieure, d’une tectonique de l’impossible » – La poésie) participent de ce qui caractérise le lyrisme moderne, comme l’écrit Jean-Michel Maulpoix : « Que le lyrisme soit à la poésie ce que la métaphysique demeure à la philosophie : l’inquiétude effervescente de ses sources. » On a vu que cette « passion raisonnée » renversait absolument et relevait l’œuvre antérieure dans le travail énergumène et sans fin de l’écriture.

    « [...] Devant un feu, abandonné, un livre ouvert sur les genoux, il surprit un accord de fait, long et souple, qui portait la paix. Le jour, la nuit, les trilles, le silence, une solitude enfin ouverte allaient faire peut-être de lui non plus une bombe mais un homme.

    Lentement, quoiqu’en peu d’années, il devint léger et la mort perdit son empire. »

    (Ainsi s’achève le poème Le destin).

    Pierre Ceysson, Étude publiée dans Les Cahiers de poésie-rencontres, n° 44-45, janvier 1999

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