Lecture par Yveline Vallée Des jours de pleine terre de Pierre Perrin
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  • Pierre Perrin, Des jours de pleine terre, Al Manar
    Une lecture des deux premières sections du recueil

    couverture

    L’enfance de l’auteur se déroule dans une campagne hostile ; le poème « La bourrasque » en fait une peinture effrayante, du point de vue de l’enfant, comme issue d’un cauchemar :
    « Malgré la bourrasque, la nuit proche, l’enfant gagne
    Les communaux. La neige déjà haute, l’obscurité
    L’abrite. Entre des arbres désolés qui craquent,
    Menacent de l’abattre, les circonvolutions
    Des pâtures l’empêchent de se perdre enfin. »
    Le parcours de l’enfance est un chemin semé de menaces de destruction, où comme les arbres, ce qui devrait s’enraciner, croître et construire, est prêt à s’abattre. La maison familiale est aussi à l’opposé d’un refuge : « Dans la ferme séculaire, chaque pierre de chaque mur // A dû lapider le bonheur. »
    Les antithèses précises inscrivent cette inversion de la vie menacée. Mais rien n’est déliquescent dans cette œuvre. Le recueil reconstruit, si rude le matériau soit-il. L’enfance égratigne comme une étoffe rugueuse, l’inconfort est constant « une chemise de laine râpeuse » (page 17), « la honte de porter des culottes// courtes cisaillent les jambes […] ces laines qui grattent pire que la paille de fer. » (page 40). Comme les fibres de verre de la maison qu’il reconstruira plus tard, la souffrance s’insinue, et puis la cruauté.
    Les enfants torturent les animaux, voués comme eux au désamour : « la vie souffle la violence
    On tue pour des riens que de la haine attise, venue d’où
    Nul ne sait. Brutes, brutaux, bravaches, bourreaux lâchés
    Par les bois et les prés, on aime la force à en mourir. » (page 13, « Force de l’ignorance »)


    Il faudrait lire tout le poème qui grave si fortement le souvenir de l’innocence animale torturée, l’impossibilité de grandir. Et à travers l’évocation de l’oiseau mis à mort, la force du rejet et contre-rejet, si caractéristique de l’œuvre qui construit avec force le démantèlement, l’arrachement :
    « La bonté est une tare que rature la beauté, la mère au nid […] Saccagée. »
    Cette maternité au nid saccagé(e), que disloque la prosodie, c’est la mère et le nid qui se dérobent à la vie. Mais cette « Marche de vie », il faut la franchir pourtant au gué de l’écriture.
    Une mère indifférente, accablée de corvées, se refuse à donner ce qui aide à naître :
    « Je ne me souviens pas de m’être assis sur ses genoux,
    De m’être blotti contre sa poitrine. » (La Mère III, p. 17)
    La cruauté au sein du foyer maternel ; elle impose à l’enfant l’abattage de son chien dont la nourriture coûte trop cher :
    « Seul derrière,
    La fenêtre de la cuisine, je le revois attaché au poteau
    En face un coup de hache lui fracasse le crâne. Le sang
    Jaillit. »
    Encore la structure puissante et régulière de ce vers disloqué et l’assonance du « a » comme un cri.
    Et bien des années après, à la mort de la mère dans le poème appelé « Délivrance », le poète s’interroge sur sa difficulté à survivre :
    « […] Je piétine à survivre Maman.
    Je trébuche à ton seuil comme au matin de ma naissance. »
    La délivrance est-elle celle de la vie qui fut difficile pour la mère, ou est-elle pour lui qui a dû porter cet amour impossible ? La délivrance, est-ce enfin la naissance que la mort de la mère accomplit. Sans doute tout cela, au lecteur de dire.
    Contre toute attente, c’est peut-être le génie de l’enfance ou celui du poète, l’amour maternel et filial trouvent toujours un chemin comme l’eau quand on a soif. L’enfant, l’adolescent savent regarder la mère avec une sorte de tendresse, d’amour puisés on ne sait où, percevoir sa grâce et tout ce qui en elle a pu être foulé, floué.
    « […] Les dimanches d’été
    En jupe longue parmi les glaïeuls, elle cueille des fraises
    Et des groseilles à maquereaux. »
    Elle s’endort d’épuisement après des corvées incessantes. « Elle est belle » (La Mère I).
    Au milieu du froid, de la terre, de la vie rurale, le jeune garçon goûte le printemps des filles au goût de fruits rouges et sauvages. L’amour passe comme le vol insaisissable de l’oiseau :
    « L’avenir se fait chair, tandis qu’ondulent les bassins,
    Est-ce que les oiseaux se sont tus ? Le sais-tu, toi ? » (L’Ecart, p. 25)
    La beauté vient le chercher pour un plaisir douloureusement éphémère :
    « Soudain il n’y a plus de main, ni même un regard.
    C’est comme si l’été, tout à coup, pleurait du sang. »
    Et plus tard, même entre ses mains de bâtisseur qui reconstruit la maison natale, « Le bonheur fuit », (poème « Bâtir » p. 32).
    Le silence fige tout comme une chape de glace. Le plaisir est là, sauvage comme les fruits et une fille féline : « Un soleil cru l’a conduite, elle, à dégoupiller // Les grenades, les framboises sur ses lèvres, cambrée // Miaulant, les mains pressant les reins, le reste. ». L’enfant reste prisonnier de ses « Timidités » (titre du poème, p. 27). Le bonheur le laisse sans voix, dans la menace du silence :
    « Le bonheur dans des traits excessifs comme si
    Des traits excessifs devaient le laisser sans voix. »
    Le recueil file ses leitmotive obsédants : celui du silence et celui de la porte.
    Le père aurait pu être celui qui « ouvre » : « Son bâton pousse // La porte ». On note les occurrences des mots « ouvrir » et « porte » qui donnent leur titre au poème « Ouvrir la porte » p. 12.
    « Qu’il affûte la faux pour les herbes à col dur, les trèfles,
    Les luzernes, tout s’ouvre, de la tête aux pieds, aux lilas,
    Aux violettes, aux promesses de noix. Tout respire ».
    En dépit des « portes // Qui ouvrent mal » et de « la chanson qui pleure la caresse », « La vie ouvre// Les bras... ».
    Entre l’étable et la cuisine, « une porte où des nœuds ont sauté », est-il si anodin que la vie animale et humaine aient si peu de frontières ? La honte est là « Pour peu qu’un inconnu frappe à la porte, la honte // Ruisselle. » Et comme les oiseaux que les enfants jouent à torturer « l’enfance (est) clouée vive // Sur la porte. »
    L’enfant « emporte sa peine au loin, où hurler longtemps
    Combien de fois n’a-t-il pas crié sans voix
    Que son père l’attende. » p.18
    Dans son monde « Nul ne dit ce qu’il sait, ni ce qu’il pense », même « les prières (sont) tues », et de toute façon « Quelle plainte effacerait les jours noirs, cette cendre // Dans la bouche » (p.19) .
    Si seulement l’enfant trouvait un passage vers la mère, la naissance, la vie, l’amour.
    « Maman le voit à peine, elle ne le regarde pas.
    Le repas, La classe ? Rien. Ou si l’enfant risque un soupir,
    Un regard, elle hurle : « tais-toi ! » d’une voix
    Trompée. » (« Le Malheur », p.30)
    Soudain se profile pour la lectrice de Pierre Perrin que je commence à être « L’Enterrement à Ornans » de Courbet [*] et la validité de cette analogie m’est confirmée en feuilletant la suite du recueil. Le tableau du peintre sera le titre d’un poème dans une autre section de l’œuvre.
    Si le monde est laid, comme chez Courbet, au moins il est vrai et plein dans le regard de l’artiste, même si « la plénitude » se dérobe. (p. 32)
    La maison natale se construit en dépit de la mort, de ce pendu nervalien, du cimetière, des caveaux du silence qui hantent le recueil : « On vient de trouver ce jeune père à la remise, pendu », c’est le dernier vers du poème « Le Malheur », p. 30
    Enfant, « La nuit fermant tout comme un caveau, il se traîne », et plus tard, il est encore « Comme dans un caveau, seul, enfin seul, au singulier » et peut-être douloureusement affranchi du deuil familial, de celui aussi de cette mère, « insulaire, // A ta rive submergée, tu restes ce fond sur lequel, // Ivre, fouetté de tes silences, j’ai appris à marcher. » (« Dérive sur une mère morte », p. 31)
    L’impossible est dans le tranchant du rejet, l’infranchissable du point à la césure comme une tranchée, entaille de la chair que rien ne peut refermer.
    Les rituels d’amour trouvent un élan, et même arrêté de points, de rejets, de contre-rejets, le langage poétique bâtit, quitte à voir l’amour abandonner son architecture rude, primaire et sacrée.

    La seconde section « Qui ne doute pas jamais ne se dépasse » évoque un poète dans sa jeune ou parfois sa pleine maturité.
    L’art poétique est un atelier d’artisan où les mots sont beaux, divers, concrets et initiatiques.
    Le poète est un regard qui se donne à voir ; Courbet encore...
    Il a fallu grandir et vouloir vivre et pour cela « On a plié, brisé des rejets » (Attendre, est-ce vivre ?, p. 41)
    Le bonheur est là, nouveau comme un « Saisissement », p. 42. L’amour est puissant aussi éphémère soit-il :
    « Après un été de draps frais séchés sur des lavandes
    Dérobées, nous avions frissonné près d’une source
    Avec des truites sous les pierres- chaque séparation
    Pire que si chacun s’était dépecé vivant sans un mot. »
    « Le silence est terrible à gagner au revers de l’éternité », les vieilles douleurs reviendront avec les nouvelles mais serties de mots. « Le passé est ce qui nous attend » s’inscrit en exergue du poème en trois parties « Le violon démembré ».
    L’art est artisanat comme la fabrication du violon conçu dans la matière de la nature puis dans la violence du déracinement, l’art est apprentissage, beau et douloureux, comme la « patience abattue » de l’amour entre ardeur, illusion et absence.
    Est-il sans membres, sans membre ce violon, allégorie de l’écriture, au corps de Vénus antique et mutilée, manque-t-il le yang à ce ying, un père ?
    Le concerto finit en allegro, troisième mouvement p. 46 :
    « L’art est amour, sinon rien. Nul ne témoigne pour la seule mémoire, mais pour le plaisir d’être au monde. On écrit que de soi, mais on écrit pour les autres. Et le lecteur, après le violon, célèbre l’amour, fût-ce avec des requiem. Entre l’écorce et le silence, où vont les bouches avides des plus secrets désirs ? La plénitude est notre unique raison d’être. »
    Tout est là du passé (« L’envol des jours », p.47) : les odeurs écœurantes de la « paille surie », l’inconfort de la peau « le foin qui trousse la peau – à l’émeri », la cruauté des êtres quand on pourchasse « les chatons à la fourche » ou qu’on cloue les oiseaux. Et tout ce qu’il a fallu refouler, « les colères enterrées, l’écœurement tu ». Mais le souvenir est l’appropriation tendre d’une existence si rude fût-elle : « qui regrette // d’avoir battu ses paupières mieux qu’un briquet // Sur cet envol des jours. Laissons la mort aux sots. »
    Toutefois il reste un Gauguin sauvage, hostile aux abondances et aux utopies bien pensantes (« Manière noire », p. 48-49), « excédé de vivre, // Mal - quand chacun est une étoile et brille à l’intérieur. ».
    Voilà sa vie parcourue dans le poème « La Détermination », p.50. Aurait-il dû rester paysan ? Sa vie de libertinage était une évidence même si tout s’est dérobé et qu’il se grise d’écriture sans illusion pour « la formule ». Sa libido est entière que l’attendent « sommet ou caveau ». L’écriture du poème avance de pas courts, précis et rapides :
    « C’est en lierre qu’il faut couvrir la vie entière,
    Partout, avec ou sans arbre, un pas éveille la volupté.
    Dos tourné à la misère, peut-on jouer franc-vivre ? Il a
    Peu débordé sa peau. Sèche, la joie ; le moindre
    Bonheur moins saisissables que l’air. Il se grise d’écrire. »
    Pourtant dans l’autoportrait réalisé à la quarantaine, « Le Poète » p. 51, « la mémoire est une fosse », mais le romantisme noir emballe le lecteur pour cet « immobile, un peu fou, comme tous les possédés », qui avance en « chimère » nervalienne comme une illusion vers « une nébuleuse »
    Mais les pas se précipitent dans la passion créatrice, le rythme est solide, terrien et céleste :
    « Vers la beauté qui le fascine, il fait un pas de deux ;
    Il recule. Il jouit de l’impuissance à vivre la réalité,
    Frigorifié, jamais transplanté, il ne trouve que des dos,
    Des talons. La moindre taupinière le jette par terre.
    Il piaffe, il hurle ; il reprend l’élégie. L’émotion
    Emplit sa bouche, pire que la terre ; où trouver
    La langue pour l’expulser ? Il brille peu, de loin.
    Pour qu’un ciel déborde, il faut que la vie rayonne. »
    Tout est contradiction dans cette écriture tendue entre la vie et la mort, le rythme de ce pas juvénile et le courage d’écrire comme on se déterre. La ponctuation est dans le vers comme autant d’obstacles à l’élan mais elle est précise comme une mesure musicale, les vers marquent les pas de cet homme en marche.
    Enfin « Le silence fertile », (titre du poème, p. 54) :
    « […] La poésie m’aura fait
    Vivre à ma mesure. »
    Le dernier poème de cette seconde section a pour titre « Vivre ». L’écriture est l’éternelle rédemption.

    Yveline Vallée,, note inédite, Août 2023

    [*] Pierre Perrin, Le Modèle oublié, Robert Laffont.

    Article d’André Ughetto, [12 mars 2023] à paraître

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