Emmanuelle Caminade lit Des jours de pleine terre de Pierre Perrin
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  • Pierre Perrin, Des jours de pleine terre, Al Manar
    Une étude d’Emmanuelle Caminade, le 26 févier 2023

    couverture

    Des jours de pleine terre est un consistant recueil dans lequel Pierre Perrin a rassemblé les poèmes choisis de sa vie : cent seize poèmes, écrits de 1969 – date de son entrée en écriture – à 2022, qui retracent un parcours poétique intensément nourri de son vécu.
    Après un première tentative étonnamment précoce avec Manque à vivre (Possibles, 1985) [1], la présente auto-anthologie réalisée à plus de soixante-dix ans apparaît comme une sorte de bilan resserré [2] venant revivifier une existence qui, tout en reflétant le travail constant de relecture et de ré-écriture du poète, prend une résonance pré-posthume manifeste.

    Sur son riche site internet, l’auteur nous explique avoir repris pour cet ouvrage une partie de son recueil La Vie crépusculaire (Cheyne, 2002), épuisé depuis vingt ans, dont il avait envisagé dans un premier temps une réédition revue et corrigée. Qu’à ces proses poétiques retravaillées et mises en vers, il réintégra des poèmes inédits qui, sous le titre actuel, auraient dû constituer un autre recueil [3], certains étant néanmoins ponctuellement parus dans des revues ou anthologies – souvent dans une autre version. Et peut-être est-ce en raison de ce travail de réorganisation et de labour incessant donnant à ses poèmes un caractère évolutif et rarement définitif que l’auteur n’a pas voulu les sourcer ni les dater – à l’exception de six d’entre eux.
    Cet exercice de mise en ordre anthologique témoigne d’autre part de manière paradoxale, ou du moins complexe, à la fois du souci de Pierre Perrin de laisser une trace pour la postérité et de celui de s’alléger, de s’effacer en donnant à ses poèmes, comme à toute sa littérature, la possibilité d’avoir une vie après lui. « Quel que soit le silence qui ensevelit les parutions, un volume de notes, dont l’écriture me galvanise, va suivre. Je rassemblerai peut-être quelques essais. J’en aurai terminé avec ma littérature. Sa vie ne dépend plus de moi. Les morts n’ont qu’une parole : Vivez ! », écrit-il en effet dans sa présentation de Des jours de pleine terre sur son site, ajoutant : « Un chef-d’œuvre, à quoi chacun prétend, conjoint un talent, une ténacité et un travail, sinon vers la perfection, du moins sans trop de scories. […] Je ne connaîtrai pas mon sort qui, par chance, m’indiffère un peu plus chaque jour. »


    « Vivre est émouvant, et la poésie n’est pas autre chose que le relevé sec et tranchant, impitoyable, de cette émotion sans équivalent immédiat. »
    Comme l’annonce l’épigraphe tutélaire de Georges Perros sous laquelle Pierre Perrin a placé son recueil, sa poésie s’avère essentiellement lyrique, l’auteur désirant surtout nous faire partager son émotion de vivre au cours d’un long chemin qui oscille entre souffrance et bonheur, colère et sérénité. Usant beaucoup du “je” (ou du “nous”) mais aussi du “tu” (ou du “vous”), le poète transmute ainsi son expérience émotionnelle dans la matière verbale, une matière capable de traduire l’expression du sujet, loin de toute effusion sentimentale ou complaisance narcissique, comme sa construction dans l’ouverture à l’autre, tout en reflétant une image du monde.
    Et cette auto-anthologie élaborée à l’approche de la mort semble offerte à celle qui lui a donné la vie. Le recueil s’ouvre en effet en ce jour majuscule de sa naissance, sur ce cri inaugural doublé du rejet de sa mère : « […] J’ai les plus grands
    Maux à trouver la gorge, déjà de glace, de ma mère. » (I, Naissance)
    pour se fermer sur un salut apaisé à cette mère « morte depuis quarante ans » que, malgré son désir, il n’a jamais pu véritablement rencontrer et dont l’ombre toujours le hante (V, Salut).
    Si ce long chemin à la poursuite du bonheur voit sa tonalité évoluer au fil des cinq parties qui composent Des jours de pleine terre [4], la forme, elle, reste pratiquement la même. À l’exception de quelques rares proses poétiques, il s’agit en effet d’amples et denses poèmes en vers libres qui n’ont absolument rien des vers inconsistants ne tenant que par “l’à-la-ligne” et “l’impropriété sémantique revendiquée” dénoncés par Pierre Jourde dans La littérature sans estomac [5]. Certes ces poèmes sans structure véritablement définie n’ont ni rimes, ni régularité syllabique mais, outre qu’ils se découpent en strophes (l’auteur ayant une prédilection pour les quatrains et les tercets), le rythme, les sonorités et le sens y entrent en force.
    Ce sont des vers biens ponctués au souffle long tournant autour d’une quinzaine de syllabes (parfois moins mais souvent plus), avec beaucoup de versets se poursuivant au-delà de la marge droite dans des enjambements, rejets et contre-rejets mettant en lumière certains mots ou expressions. Des vers généreux, pleins de chair, charriant musiques et images percutantes, le poète faisant claquer [6] et se répondre les sons, recourant à foison à de puissantes métaphores d’une âpreté ou d’une sensualité toute terrienne, et jouant parfois sur les mots de manière signifiante – tant dans les titres que dans le poème.

    Marche à vie, la première partie consacrée à l’enfance fondatrice est un choc auquel on ne s’attend guère, même si le petit poème introductif en donnant le ton s’écarte du cliché idyllique. Évoquant ces « jours noirs » au « goût de cendre », Pierre Perrin y recourt fortement au champ lexical de la destruction tandis que nombre des vingt titres qui la composent n’ont rien de réjouissant : Premier de corvée, Le pendu avant l’aube, Le malheur, Dérive sur une mère morte...
    Dans une campagne aux mœurs rudes semblant plus proche des siècles précédents que de la France des Trente glorieuses, il nous dépeint au scalpel une « enfance clouée vive sur la porte » : une enfance tourmentée et douloureuse privée d’innocence, marquée par la dure figure d’une mère exigeante et mal-aimante ignorant son fils et l’enfermant dans le silence et la solitude : « À peu parler, la solitude est barbelée ».
    Et cet apprentissage s’avère plus celui de la violence et de la mort que celui de la vie :

    « […] Elle fait abattre le chien qui n’a pas six mois
    Pour mes dix ans, car il mange trop. Seul derrière
    La fenêtre de la cuisine, je le revois attaché au poteau
    En face, un coup de hache lui fracasse le crâne. Le sang
    Jaillit. J’éprouve la terreur, les hurlements de ma bête,
    Et ma mère tire le cadavre derrière le tas de fumier.

    Ce meurtre, je l’ai enfoui – et je l’ai tu – trente ans.» (La Mère, p.17)

    Cette première partie se terminant par une visite au cimetière laisse néanmoins s’échapper quelques rais de lumière – le contraste venant en renforcer la noirceur. Car la vie, malgré tout, « ouvre les bras », l’enfant réussissant à humer cette énergie vitale qui répudie la mort, ne serait-ce qu’au travers de la nature renaissante qui l’entoure :

    « […] Toujours le ciel s’essuie après l’orage : les foins
    Montent à la tête avec les cerises. La vie ouvre
    Les bras, quand nul ne sait lire ni rien. » (Ouvrir la porte, p. 12)

    Et dans ses premiers émois adolescents, il ne perd pas espoir d’accéder un jour à «la merveille» :

    « […] Chaque matin, je me le promets. Quand mon tour viendra
    De tenir entre mes bras la merveille aux seins de rose,
    Aux doigts de prunelles gelées, sur mes lèvres, partout,
    Je volerai en apesanteur, du déluge à la fin des temps.
    À dévisager l’infini sur terre, le moindre pas s’allège. » (La bascule, p.21)

    Plus courte (ne comportant que douze poèmes) et riche de questions, la seconde partie Qui ne doute pas jamais ne se dépasse aborde l’écriture. Dépassant son sombre passé, le poète se projette tout entier dans cette écriture dont la vie est pour lui la seule matière : « Écrire, c’est ériger la vie en présent perpétuel. / Mais l’avenir pour un poète ? Le temps d’être lu. » (Aphorisme introductif de la partie II)

    Si Pierre Perrin s’y interroge sur son travail et sa réception et sur son avenir de poète, il y éclaire surtout la puissance du lien unissant son avidité d’écrire et de vivre, les deux semblant indissociables. Et il y revient notamment sur cette enfance de silence et d’attente où il ne vivait ni n’écrivait :

    « Enfant, on attend un départ ; on attente à la vie ; on attend
    Un retour. Sans un regard, coi, on s’efface avant
    Que n’éclate un sanglot. Ignorant, on attend
    Un rai de connivence. La porte est close, sans lumière.
    Sort-on jamais d’un corridor sans lampe ni bougie ? » (Attendre, est-ce vivre ?, p. 40)

    Pouvant enfin exalter « la merveille de vivre », Ombres de nos amours porte le recueil à son apogée. Placée sous le signe du “désir-Dieu”, cette troisième partie lumineuse et flamboyante célèbre les femmes, le don des corps et la rencontre. La marche à vie initiale s’y mue en une vibrante marche à l’amour, cet « arc-en-ciel à partager par tous les pores ».
    Vingt-sept poèmes à la sensualité débridée entremêlent ainsi les chairs, faisant sonner la « musique de l’étreinte » et jaillir de puissantes images souvent végétales ou animales dans un érotisme confinant au sacré. « L’ascenseur du plaisir » y « fend et refend le ciel », le poète labourant généreusement le champ de la grâce et du mystère, de l’illumination et de l’élévation :

    « La grâce sourit par tout le corps. Déjà les doigts caressent
    L’air, dans la chambre ; l’un effleure les papilles, plus
    Doux qu’un oiseau sur sa branche. Dans le même instant,
    Une houle creuse le ventre, à l’unisson. Tels des rayons
    De soleil, s’embrasent le bonheur, la plénitude, la paix.
    L’air frais sur les joues, la vie ravaudée, l’avenir
    Dépiauté comme une poire par une pie, il reste,
    Au creux de la paume, une odeur de blé en lait. » (Un rêve, p. 63)

    Venant combler le manque de la première partie (manque d’amour et manque à vivre), cette partie centrale s’affirme comme celle de la plénitude :

    « […] Le moindre désir décuple l’instant,
    Déborde l’horizon. L’avide retenue, les cuisses
    Par-dessus tête, écarte l’angoisse. Plus de honte
    Aucun frein : la mort même, un rien au carré.
    […] Ce manque, elle le comble enfin. » (Les Mains pressées, p. 71)

    Et malgré certaines désillusions de l’amour, le bonheur reste désormais accessible : «[…] Sous l’homme fait,
    Perce l’enfant perdu, mais enfin il jouit mieux du présent. » (Pointe sèche, p. 77)
    Après cette ouverture à l’autre via l’amour, le poète s’ouvre au monde avec une lucidité non dénuée d’ironie, évoquant en vingt-deux poèmes ses beautés comme, surtout, ses horreurs sans cesse recommencées :

    « […] Si chaque être qu’on abat ensanglante l’espèce,
    Les sanglots n’y font rien. À peine si la honte
    Éclaire les enfants. On grommelle : je n’oublierai jamais.
    À deux pas, l’horreur recommence. Les morts se taisent
    Profond. C’est eux qu’on oublie les premiers, partout. » (Tian’an men, 4 juin 1989)

    De notre monde sans tain réunit ainsi en un grand fourre-tout des hommages au peintre Courbet et aux poètes et écrivains René Guy Cadou, Jean Pérol ou Jacques Réda mais aussi des portraits grinçants d’un Jean le Matois ou d’un Caligula comtois, fustigeant avec humour les « islamopithèques » et les « Occidécadentaux »... De la grande Guerre à Tian’an men ou à Gaza, du malheur sans fin des réfugiés à l’Ukraine en sang, le poète, conscient que « l’éternité dure un clic » et ne réside pas dans l’au-delà, y proclame son seul credo : vivre !

    « Entre naître et n’être rien, le cri, le silence ;
    Entre se hisser jusqu’à des lèvres déchirées
    Et clôturer en fond de fosse, à feu froid, la pourriture ;
    Entre l’éternité pour le croyant et, à qui rompt les oeillères,
    Rien, qu’est-ce que vivre, sinon s’approprier seul
    L’infini particulier d’une éclipse de la mort ? » (Tombeau de papier, p.128)

    Approchant le terme de cette chaotique ascension, de cette longue marche qui « emporte la vie entière », et, visant désormais sa dernière demeure, Pierre Perrin s’achemine enfin en vingt-six poèmes À la lisière de la paix.
    Le poète a appris à avancer en retournant l’espace de sa vie et, convaincu que, « si on ne peut guère habiter l’instant », « du don de soi surgit un rai de bonheur », il peut maintenant apprendre avec sagesse à laisser :

    « […] Ce qui nous a porté, qu’à notre tour nous apportons à autrui, se perd aussi.
    C’est notre vie, ce bloc de douleurs et de joie, cet interstice, et notre mort.

    Ne cherchez pas ma tombe. Les herbes l’auront recouverte. Et c’est bien,
    Ce cycle qui m’emporte, tandis que je pense à vous dans les siècles futurs. » (Salut, 20 janvier 2018)

    Emmanuelle Caminade, L’Or des livres, 26 février 2023, son site

    [1] Ayant pour projet de regrouper des poèmes couvrant la période 1969/1984, l’auteur reprenait dans la première partie de Manque à vivre des poèmes tirés de ses quatre premiers recueils épuisés parus entre 1972 et 1979, semblant déjà désireux de leur accorder une seconde vie.
    [2] En 170 pages, ce qui est assez volumineux pour un recueil poétique mais assez peu pour une vie.
    [3] Son site, affichant des pré-publications non définitives en ligne à partir de 2018, témoigne de ces étapes dans la ré-écriture et de ces hésitations.
    [4] Cinq parties s’intitulant : Marche à vie / Qui ne doute pas, jamais ne se dépasse / Ombres de nos amours / De notre monde sans tain / A la lisière de la paix.
    [5] Dénonciation citée en note par l’auteur dans sa présentation de l’ouvrage : ici
    [6] Notamment en recourant à beaucoup d’allitérations et/ou d’assonances.

    Emmanuelle Caminade est passionnée de littérature et d’Opéra. Amoureuse de la langue italienne, elle aime aussi la peinture, le théâtre et le cinéma. Elle tient un blog, L’Or des livres, depuis 2008 [plus de 700 recensions]. « Plus laboureuse que butineuse », consigne-t-elle, du compte-rendu à l’analyse, elle s’intéresse à la qualité et à la singularité des livres sans tenir compte de leur médiatisation. Elle ne se limite pas à l’actualité, même si elle privilégie les auteurs contemporains. Elle propose systématiquement des extraits du livre critiqué afin d’en donner un aperçu objectif. Pour la quasi-totalité des auteurs de langue italienne (lus en v.o.), ces extraits sont de plus donnés en italien.

    Article d’Alain Roussel, pour En attendant Nadeau, 8 mars 2023

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