Pierre Perrin, Le cours, nouvelle, fin [2018]
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    Nouvelle sur le cours des temps [II, dernière partie]

    Avec la sonnerie officielle, elle gagne la salle des profs, seule, pour la récréation. Elle y trouve sa tutrice. La stagiaire ignore quels sentiments animent celle qui coiffe, de sa prime, ses premiers pas dans l’infernale institution.
    — Ta reprise en main, après ces vacances, s’est bien passée ? T’as un’ p’tite mine, quand même ! T’sais, on est tous à la peine, mais il faut afficher un’ tête haute, si tu ne veux pas t’laisser écraser.
    — Vous les aviez, l’an passé, je crois ? Ne le prenez pas mal, mais ils méconnaissent les règles de la poésie. Ils ne savent pas lire un vers : aucun sens de la prosodie. Ils ignorent les diérèses, c’est pas vital, sans doute. Mais, quand même, à l’intérieur d’un alexandrin, le e muet suivi d’une consonne se prononce !
    — Que leur as-tu donc donné ? Tu ne leur as pas énoncé les consignes avant de commencer ?
    — « Ari-a-ne, ma sœur, de quel amour blessée / Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ? »
    — Ouh, la, la, la, la, la ! Heureusement que ton inspectrice n’entendra jamais ça. C’est interdit. On ne parle plus du subjonctif imparfait.
    — Mais ce sont deux passés simples !
    — On ne le dit plus, on ne l’étudie plus, non plus. C’est pareil. T’as pas lu les instructions ! Tu te rends compte ? Tu leur as fait perdre une heure !
    La voici un soupçon renseignée, Mademoiselle Ernani, stagiaire. Si l’autre peut l’écrabouiller, le casse-noix est prêt. Il n’est pas l’heure, pour elle, de lui demander crûment, non pas pourquoi les ancêtres ne baisent pas leur saoul, mais :
    — Si le bonheur est un phénix, pourquoi entasser les cendres ?
    Aujourd’hui, la France reconnaît 1545 quartiers à problèmes. Combien d’Ahmed, de Steeve et d’autres si braves, mais perdus, et combien de progressistes pour dénigrer une heure de cours ?
    Un collègue, un peu austère et bienveillant, se déploie en face de la belle stagiaire, obligeant la tutrice à faire un pas de côté.
    — Non seulement un illettré ne peut pas lire, dit-il, mais pire, il comprend mal ce qu’il entend, du fait de son vocabulaire limité.
    — La faute à qui ? À qui la faute, s’ils ne peuvent pas ouir Racine ? s’entête la tutrice.
    — Ce n’est pas en accusant les enseignés ni les enseignants qu’on avancera d’un millimètre.
    — C’est pourquoi les syndicats demandent qu’on décuple les moyens pour l’école, dit un autre, qui accourt un gobelet rouge de café fumant à la main.
    L’autre, plus très jeune, austère et pourtant si amène, sourit plus fort à Mademoiselle Ernani :
    — Il faut d’abord donner les clés, les vraies : le savoir, la langue… Qui n’éduque d’abord ses papilles ne saurait apprécier un Chambolle-Musigny, un Château Pétrus. Les ignares se soûlent au Beaujolais nouveau, comme le Nouveau polar suffit aux lettrés sans substance. Vous avez bien raison, mon amie.
    — Quel mépris ! Vous n’êtes qu’un fasciste ! rétorque le représentant syndical.
    — Au moins je sais où je vis : dans un pays déchiré, répond calmement le collègue apolitique.
    — C’est sûr ! Vous et vos pareils, si fiers de votre culture coloniale, déroulez des barbelés, pour plus sûrement chasser et refouler les migrants !
    — Votre syndicat, mon cher, n’a que l’ouverture à la bouche. Où sont les actes ?
    — Mais la liberté, Monsieur ! La liberté, savez-vous ce que cela veut dire ?
    — Pour advenir, la liberté commence par l’égalité dans la compréhension. C’est la seule façon d’assurer la fraternité, qui orne les frontons des bâtiments publics…
    La fin de la phrase se perd sous la sonnerie qui marque la fin de la récréation. Le principal a déjà surgi. Il frappe dans ses mains, pour pousser ses ouailles à reprendre les classes.
    Sur trente-six semaines de cours, il en reste trente. L’année ne fait que commencer.

    Pierre Perrin, 21 février 2018

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