Pierre Perrin, Une mère, le Cri retenu [Cherche Midi, 2001], les premières pages
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    Les premières pages

    maman jadis

    Elle était venue au monde derrière des murs épais. Les rayons presque aussi rasants que des lames de faux, les soirs d’été, n’atteignaient pas les angles des chambres à coucher. Elle avait marché tôt, pieds nus, dans l’herbe du verger et cueilli ses premières fleurs avec plus d’avidité que les autres gosses du village. Elle avait englouti des groseilles et des cassis. Amer ? c’était du soleil. Les reines-claudes sous ses doigts giclaient jusque dans les cheveux. De la première guerre elle n’avait rien vu, seulement accompagné le cercueil d'un oncle mort au champ d’honneur. Elle avait encore gobé des œufs au nid. Jamais la dernière à grimper aux arbres, elle avait aussi roulé dans la boue. À la différence de la plupart des autres, elle n’en redemandait pas.

    Elle avait adoré l’école et dû pourtant s’arracher de ses bancs à l’âge de douze ans. Sa mère, bien qu’elle ne dît jamais un mot, l’avait voulu. Il restait les bêtes à travers champs, les conserves, le ménage. La bonté est sans pitié. Sa sœur aînée plus élancée qu’elle trouverait à se marier. Son frère plus jeune savait tout faire de ses dix doigts. Elle avait amèrement regretté le sacrifice. Mais le certificat, ça suffisait. Sisyphe au moins avait été un homme. Quelle que fût sa punition, il n’avait enduré que la moitié de la souffrance humaine.

    D’une existence, il ne demeure presque rien. Magicien sans illusions, on fait parler des restes, quelques bribes de phrases bientôt éventées, des lettres, des photos. On ne peut rien certifier de sa recréation. C’est un gouffre que la mémoire ; plus on le remplit, plus il se creuse ; il n’a pas de fond. Les historiens avec leurs nobles sujets se salissent moins les mains que le solitaire aux prises avec ce qu’il a traversé sans comprendre ni savoir qu’un jour il lui faut retourner sur ses pas ; sa jeunesse lui réclame un tombeau. Nul ne peut l’élever à sa place et sans doute à tourner le dos à des vivants il s’égare, mais c’est pour mieux se retrouver.


    Je voudrais te recréer, plus lentement que tu ne m’as fait – en petite statue de mots tus, d’autres peut-être t’étreindront mieux que je ne t’ai jamais étreinte – pour conjurer ta défaite, seule, abandonnée. Il est bien temps, je sais. Les repentirs pour un vivant – alors pour une morte !  […] Je découvre la jeune fille inconnue même de mes rêves. Tête nue, avec le cran de cheveux châtains en cascade sur sa tempe, le nez à la fine pointe un peu retroussé, délicatement charnues les lèvres, le visage entier, le corps, les mollets seuls visibles, elle apparaît bien en chair, moins petite que je n’aurais cru, l’œil vif, droit dans l’objectif, et le sourire semble possible. La robe est évasée, les souliers ouverts et, à l’extrémité de ses bras pendants le long de ses hanches, le pouce presse l’index recourbé. Elle ne penche pas encore la tête, elle conserve l’innocence attiédie de ceux que le malheur n’a pas encore frappés. Le père inhumé, la guerre vomie, elle s’épure. Le sourire n’est plus timide, mais triste ; les nerfs à fleur de peau, mince, à la faveur du chapeau elle incline la tête ; elle tient ses mains croisées sur son estomac ; le décolleté s’est fermé pour toujours. À la bonne paysanne qui se tenait prête pour la traversée de l’inconnu succède presque une élégante qui a vu de près ce qui lui échappera durablement, et son sourire retient ses larmes.

    Pierre Perrin, Une mère, Le Cri retenu, Cherche Midi, 2001

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