La Fin de ma mère
Son visage était ravagé, l’œil droit
perdu sans retour. Elle se recroquevillait de douleur sur
sa chaise. D’une main elle tenait sa joue penchée
qui n’était qu’une plaie ; de l’autre,
elle ramenait les pans de sa robe sur ses membres décharnés.
Bien qu’elle m’accueillît encore avec un
sourire qui cachait de son mieux la souffrance, je ne pouvais
pas poser la question. Elle touchait à sa fin.
Elle avait parlé de son cercueil, sans que sa voix
tremble. Elle allait rejoindre son aimé, parti le premier.
Je ne distinguais aucun chemin. Je voyais une borne et la
tombe ouverte, et la tombe ensevelir le cadavre, et la borne
s’effacer avec les années. Je vacillais. J’étais
si près de son souffle que j’escomptais parfois
la part d’inconnu qui m’était réservé.
Je tenais la main de ma mère, la peau sur les os. La
pitié m’étreignait. Je concevais la délivrance,
dont elle ne faisait plus guère état. Je ne
pouvais réaliser son abandon, le renoncement à
vivre. Elle avait embrassé à sa façon
le monde et les êtres qui avaient croisé son
destin. Elle avait parié sur le ciel, comme on lui
avait appris à le faire. Elle ne jouait plus. Et peu
lui importait qu’il restât quelque chose ou non
de ce qu’elle avait gagné à la sueur de
son front. Elle s’en allait, son être s’en
allait. Ce n’était pas un drame. Les bilans
dépassés, l’enfant élevé,
le silence l’envahissait, comme s’il avait neigé
sur son jardin. Un cri, un seul, lui échapperait, qu’elle
entendrait à peine. Seule – il ne viendrait plus
maintenant –, à l’ultime instant.
Pierre Perrin, Une mère, Le Cri retenu, Cherche Midi, 2001 [153-154]