Pierre Perrin, Le Soleil des autres
Retour de lecture par Marie Desvignes et Guylian Dai

Le soleil des autres ou la vie par procuration, n’est-ce pas celle qu’a vécue Henriette, mère de François ? Si seulement… elle avait pu accepter son sort, vivre cette vie et en rêver une autre. Le refuge dans le rêve et l’acceptation n’est pas si facile dans certains paysages rudes, surtout quand on a d’abord cru à ce rêve et qu’on l’a touché du doigt mais les aiguilles du temps et celles de la vie ont fait bifurquer les chemins. Frustrée, détournée de sa vocation, Henriette mena une vie parsemée de regrets et de reproches à l’encontre de son fils. Les reproches, pour lui forger le caractère et le mettre dans une voie plus sûre, plus tard ; les regrets surtout, ceux éternels de n’avoir eu la vie hors du monde paysan. Le maître n’avait-il pas dit qu’elle aurait pu être institutrice… Plus forte que les regrets, la frustration est devenue rance, renforcée par le malheur se démultipliant. L’enfant a cinq ans lorsque son père décide d’abandonner sa carrière de gendarme et de les ramener sur leurs terres. C’est grâce à l’amour de Chantal, sa petite camarade de classe , de huit ans jusqu’à l’université, hors l’affection d’un père également trop dur avec lui, que François grandira et « dans sa quête de vivre, l’enfant Sauget voulait croire « le soleil des autres » une bolée de miel. »
C’est le portrait d’une mère sans affection. Une mère qui « n’aime pas les bouches inutiles » et qui affame le chien devenu voleur de poules, le chien de l’enfant, Youpi -qu’elle fera tuer, Youpi sacrifié pour satisfaire ce voisin venu se plaindre, celui-ci l’égorgera sous les yeux horrifiés de l’enfant, caché un peu plus loin. L’enfant portera sa douleur, seul, sans soutien, et cette douleur, ce désespoir de vivre fortifiera sa conviction que c’est lui, finalement, qui constitue « aussi le malheur des parents. S’ils se détestent, c’est à cause de lui. »
Dans cette campagne d’après guerre, avec l’amitié ardente de Chantal, François regarde le monde qui l’entoure et ce milieu villageois où d’amour il ne trouve point ; jalousies, mesquineries, adultères sont le quotidien de ces hommes qui trompent leurs femmes, de ces femmes réduites à leur fonction de mère, de ces gens qui vont à la messe tout en s’insultant, se toisant, se cherchant des noises, et qui le pousseront à fuir et à se reconnaître dans la voix du prêtre dont le « Aimez-vous les uns les autres » lui fera accroire que l’amour existe bien quelque part. Celui-ci l’accueillera en sa demeure. Pourtant, « cette façon de l’accueillir, cette rondeur, ce miel… Comment ne pas subodorer l’encens ? »
Le séminaire choisira François ou l’inverse et ce sera sa rigueur et son austère quotidien qui le prendront dans des filets encore plus serrés.
L’aridité des caractères paysans, la rudesse et la goujaterie des hommes de la campagne, l’asservissement des femmes, les médisances composent le décor de ce récit de la vie de François et Chantal mais bien plus encore, celui de la frustration d’Henriette, à l’origine pour l’enfant de sa douloureuse avancée dans la vie, de cette mère qui a vécu sous le joug des hommes, le père, le mari, et aussi l’homme qui l’a violée ; cette femme qui n’a rien pu décider de son avenir après être partie, heureuse au bras d’un homme qui, lui, a eu le droit de changer de vie et de métier, préférant le dur labeur des champs à celui de la ville. Et elle, bien obligée, de suivre les choix de son mari.
Est-ce la vie, est-ce la mère qui a dessiné le destin de l’enfant ?
Marie Desvignes, 1er décembre 2022 sur son site
- Le Soleil des autres, Sinope éditions, octobre 2022, le roman, des lectures, etc.
La présentation du volume chez les libraires
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- Retour de lecture par Laurence Biava et Christine Lorent, 14 et 23 janvier
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- Retour de lecture par Marie Desvignes et Guylian Dai, 1er et 3 décembre
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- Une lecture personnelle de Jeanne Orient sur Le Livre des visages
en date du 30 octobre 2022 - *
- 15 retours de lecture du roman [avant publication chez Sinope]
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- Un article en prévision d’une parution naguère, mais éclairant
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- La présentation du roman par la maison d’édition
Pierre Perrin, Le soleil des autres, ou heureux, qui a renoncé au bonheur ? L’épigraphe accrochée dans le vestibule du récit de Pierre Perrin est un extrait du Journal de Jules Renard. Il invite le lecteur, qui s’apprête à entrer dans la maison roman, à y réfléchir un instant. Puis le récit débute par un retour à la ferme. Une famille vient s’y “enterrer” dans l’étroitesse des fenêtres, dans la sévère compression du « plafond bas et enfumé, sans eau courante ni électricité, où vit la grand-mère ». C’est là qu’Henriette est déposée ; là qu’Henriette est retirée ; là où elle est retirée de la possibilité, de la possibilité de vœu à soi, du fait du joug naturalisé issu d’un paysage mental tiers de pleines terres, qui n’en veut plus connaître qu’une, la sienne retrouvée, exerçant en cela le choix souverain, univoque, du pater, pour deux, pour trois, pour tous.
Avec Le soleil des autres, Pierre Perrin explore le même, renoue avec la figure de l’empêché, renoue avec la frustre existante où la marque d’affection même est luxe du citadin, du lointain. Pierre Perrin peaufine l’œuvre, celle où il s’agit de scruter encore, de démonter, de retourner l’émotion première, pour y voir mieux, pour témoigner, dire les peines, les transformer. Les transcender ? Les rendre supportables, à tout le moins. Soin à l’écriture, extrême, car la littérature peut, doit pouvoir – doit un pouvoir… Soin de l’écriture, pour sommer la littérature. Mais de quoi ? De faire tout ce qu’elle peut. La littérature pour ascèse.
Et de se confronter encore à la Montagne-ruralité ; au Gouffre-ruralité, si rudement, si douloureusement beau qu’il ne saurait jamais l’être. Une certaine ruralité certaine d’elle-même, pour lieu d’un temps arrêté, qui écrase, broie nombre d’âmes silencieuses. Les cellules de l’empêché y vieillissent plus vite qu’ailleurs, comme sous l’étrange effet d’une division du temps – temps de l’empêchée Henriette, mère, par fonction dévolue ; épouse, mais femme empêchée.
Pour moissons, les regrets, sourds.
Forger le caractère du fils sera ne pas avoir tout perdu pour tous, peut-être, songe Henriette mère… Les reproches au fils, alors. Pour son plus tard, car il lui faut, à lui, un plus tard.
« Henriette, qui voit le mal partout mieux que personne, interdit toujours le moindre échange entre son fils et la Feuillard. Non seulement il est hors de question que François l’amène à la maison, ni même au verger – où Henriette a cru l’apercevoir à son côté –, mais il doit ignorer définitivement “cette mijaurée”. François oserait-il encore protester ?
— Ta vie est ailleurs, lui a dit sa mère.
— Mais pourquoi donc ?
— Tu veux une claque pour comprendre ? »
Sauver… Mais les moyens déployés ne se savent pas assassins et ce fils, François, ne connaît que sécheresses affectives. Le père est trop dur et la mère au regret rance veut sauver, elle aussi, tout en dureté. Sauver l’enfant à qui l’on retire jusqu’au chien, lui léguant à vie la vision horrifique d’un cadavre encore chaud ; enfant qui ne sait plus d’autre voie que croire au soleil des autres pour miel.
François sera constitué en type idéal de victime, car le malheur de ses parents sera de sa faute – il en portera la culpabilité, en pleine conviction. La fresque villageoise quasi exempte de gloire morale qui se déroule sous ses yeux le poussera à fuir, puis à se reconnaître dans la voix du prêtre, cet intercesseur de la voix hétéronome pour l’amour, puisque l’amour entre les hommes ne se sait trouver ici-bas du seul fait d’hommes livrés à eux-mêmes. Le séminaire s’ensuit.
Et Henriette… Henriette, partie heureuse un jour et revenue tôt pour avorter toute promesse, au droit d’un jugement sacré de l’ordre profane ; sacré d’un homme qui aura changé librement de vie et de métier pour la rudesse authentique, versus l’enterrement, implacable, d’un chemin de vie de femme.
Le classicisme de la langue de Pierre Perrin, en belle maîtrise, sert merveilleusement le lieu et le temps de ce milieu de siècle dernier tout en rudesse. La biographie de l’auteur y est tapie non loin, ressent-on au détours de nombre de pages. La littérature, la fiction, s’offrent tout autant pour mise à distance d’un parcours en vue de témoigner autrement que pour le soin prodigué – que pour comprendre, peut-être ; apprendre. « Tout livre est une longue lettre. Il faut qu’une lecture leur apprenne quelque chose, sur le monde ou la vie intérieure, sinon le livre n’est qu’un arbre abattu pour rien », écrit le narrateur, sous la plume de Pierre Perrin.
La question demeure enfin : heureux, qui a renoncé à Youpi (nota : “Youpi”, dans le roman, est le nom du chien enlevé à François) ?
Le renoncement, s’il dialogue avec l’acceptation, diffuse salement sa part enténébrée… Partager le soleil des autres, alors, a tout d’un objectif de vie si impérieux qu’il ne saurait être dénué de résonances tragiques.
Guylian Dai, courriel, 3 décembre 2022