Pierre Perrin, Le Soleil des autres, roman, lu par Damien Perbet
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  • Pierre Perrin, Le Soleil des autres
    roman, Sinope éditions, 2022, 230 pages, 11,50 €
    lecture sur ordinuscrit par Damien Perbet

    romanCe bref roman met en scène trois familles, au cœur du vingtième siècle, à la campagne.
    Celle des Sauget rassemble un père peu loquace et pacifique, une mère aux ambitions réduites à néant et un fils unique, qui comprend mal ce qu’il doit vivre.
    La famille Feuillard tient la mairie, de père en fils. Les parents s’accordent mal. Leur dernière fille, Chantal, soutient François Sauget. Les deux enfants se découvrent et la vie s’entrouvre à leur confiance. Cependant, si le lycée sépare le petit couple, tout le temps de l’adolescence, à la fin des études, les deux pères morts, un amour réciproque les grandit tout à coup.
    La troisième famille, celle des deux frères Siméon, se moque des convenances, privilégie le sexe, de façon ostensible. Les deux fils, garnements sans éducation, livrés à eux-mêmes, ourdissent le mal, la méchanceté presque chaque jour. Ils enfournent vif le chat de Chantal dans une chaudière, font abattre le chien de François, clouent un corbeau à l’agonie sur sa porte de grange, par caprice et pour en imposer, car ils détestent l’école.

    Le parcours de la mère désorientée est éclairant. Dans Poil de Carotte, la mère Lepic se venge avant tout des absences de son époux. Henriette, ici, a tant rêvé de s’arracher de la misère et quitter l’étable, qu’elle réussit d’abord un mariage par défaut. Mais elle échoue, au terme de quelques années, à maintenir ses ambitions. Forcée d’y renoncer à jamais, elle se sent incarcérée, au point d’écraser son fils sous des ordres qu’elle n’explique pas et des privations. Elle le pousse à réussir où elle-même a échoué. Balloté entre le mutisme de son père et les frustrations de sa mère, François ne comprend rien aux coups qui l’accablent. Pourtant, comme Poil de Carotte, il raisonne, tente de comprendre, dès ses quatre ans. Il mesure en effet la complexité de certaines situations. Par exemple, il ne peut pas confier l’assassinat de son chien à Chantal, parce qu’il n’a rien pu dire après ce qu’elle lui a confié de celui de son chat. Ce déséquilibre et les conséquences lui apparaissent nettement. Pourtant, dans l’ignorance de la vie antérieure, il démêle mal ce que sa mère lui fait subir. Le roman évolue ainsi entre une aveugle nécessité de tendresse et une incommunicabilité foncière.


    Quarante-cinq chapitres, sur un rythme vif, emportent le lecteur. Ces chapitres rivalisent de scènes puissantes – le viol d’Henriette, la chute d’Émilie dans les brancards, l’entrée de François à l’école, tout l’épisode du chien, l’enfumage de l’oncle Siméon, le rejet du petit de l’assistance, l’humiliation du séducteur (« il a vu plus d’une fois le geste décisif, entre deux portes, la gorge sèche ; il se saisit du poignet de la petite, pour qu’elle le caresse »), l’accident du maire, mai 68 au séminaire, les vacances d’amour sur l’île, etc… En même temps, la campagne est partout. Rien n’est sacrifié à l’écriture, aussi directe que chez Jules Renard, ni à la réflexion. Ce retour à la ferme, par exemple, l’atteste : « Si les pivoines, les lupins, les roses, chaque été, cachent le fumier, Henriette ne regarde que la misère. La cuisine communique avec l’étable, sans sas, sans vestibule. L’évier reste de fonte – impossible de le faire briller ! Sous l’escalier, il faut réamorcer la pompe. Dans le plafond de cuisine, nichent deux bandes de rats qui, à se croiser dans leur course, couinent. Au milieu du repas, c’est un régal ! Henriette travaille donc de l’aube au soir, pour à nouveau puer la vache. »

    En l’absence de “du même auteur”, on se demande : est-ce un premier roman ? Quoi qu’il en soit, il emprunte à la modernité ce qu’elle offre de meilleur, non pas la ponctuation au pistolet à grenailles, la langue vulgarisée et martyrisée, mais la vivacité de la narration et de l’esprit qui la gouverne. Dans ces pages, le français rayonne, sans un mot de trop, le vocabulaire reste simple, toujours exact, l’écriture constamment précise. Par ce sujet de la mère toxique si bien éclairé, de l’intérieur, les naïvetés dont l’homme se rend coupable et les perversions dont certains se vantent, tout porte à penser que ce roman deviendra un livre de chevet. Il éclairera les lecteurs, quand la nuit les saisit. Une réussite totale, pour ne pas dire un roman majeur.

    Damien Perbet, Paris, décembre 2018

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