Pierre Perrin, Cav 38 bât H, nouvelle [8 janvier 2018]
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  • Pierre Perrin, Cav 38 bât H
    Une nouvelle inédite, III, fin [8 janvier 2018]

    Après des semaines de sourire, comme s’il avait vraiment un bel intérieur à lui montrer, des semaines de mains aux doigts croisés, de course pour déjouer elle ne sait quelles embuches, de fleurs cueillies sur les talus, soudain, plus de Romuald, plus de nouvelles. Ce coup la catapulte au seuil de l’inconnu. Pas une explication qui vaille ! Le portable muet, le néant au garde-à-vous ! Fathia en perd l’appétit, le sommeil. Elle cherche des causes, toutes plus irréelles les unes que les autres, comme si elle avait pu commettre un impair, une bourde. Elle interroge mentalement les garçons de son entourage, scrute leur regard toujours fuyant. Ses frères eux-mêmes semblent tout ignorer. Elle n’ose questionner sa mère. Sa mère est une tombe. Puis, dix jours plus tard, un texto l’éblouit, enfin.
    Cav 38 bât H. Port ferm par un fer. Vien, stp
    Relu vingt fois, le message la terrasse. Elle essaie de répondre, mais rien ne garantit la réception. Elle est partagée, jusque dans sa colonne vertébrale, par l’élan qui devrait lui faire courir la distance et la méfiance dont ses quinze ans sont lestés, pauvrement lestés. Elle attend plus que la nuit noire, qu’il soit cinq heures du matin. Les salopards du quartier ont forcément décroché. Elle s’habille sans bruit, descend la cage, rase les murs quand même, accède au bâtiment H et descend, la peur au plexus, jusqu’au sous-sol. En même temps, elle se réjouit de délivrer Romuald. La lumière est hors service. Elle l’appelle à voix basse. Il répond. Elle retire la fiche de fer. Il ouvre la porte et l’attire dans ses bras. Elle s’abandonne, il la regarde avec amour. Soudain, il la gifle et la jette par terre.
    —Salope, tu m’as trahi. Tu vas voir !
    Et il ferme la porte derrière lui, remet en place la tige de fer. La trahison la fait vomir, se vider.
    Il revient avec une bande. Avant qu’ils la frappent et qu’elle porte ses mains contre ses joues, elle reconnaît le chef de la barre et ses lieutenants, malgré les capuches. Elle sait – comment a-t-elle eu la faiblesse d’en douter – ce qui l’attend. Et c’est Romuald qui la souille en premier :
    — Tirez, mais tirez-là !
    Il pense : « Tirez-vous », mais sa voix crie bel et bien : « tirez-là ! »
    Comment Fathia a pu faire confiance ? Trahie, vendue pour quoi ?… Comment n’a-t-elle rien deviné de ce qui se tramait derrière ses sourires ? Comment s’est-elle fait posséder ?
    Trois gaillards l’encadrent, la giflent, la pressent de partout, lui tirent les cheveux, arrachent ses vêtements. En même temps qu’ils la tripotent, autant de rats sur sa peau, des doigts aux ongles tranchants pénètrent entre ses cuisses, qu’elle sent lâcher sous elle, entre ses fesses qu’ils claquent et distendent. Ils lui cassent le dos. Ils l’agonisent d’injures, pire que dans un porno. Ils sont cinq en fait et puis quatre encore qui puent la bière et la vinasse. La tête presque décervelée, sans force, elle se demande lesquels pourraient se relayer pour filmer la tournante.
    Et, peut-être une heure, une heure et demie plus tard, Tewfik déboule à son tour. Qui lui a dit ? Il a reçu et visionné la vidéo de son malheur, c’est sûr ! Et son châtiment éclate dans un jet d’acide. Elle hurle, à en perdre la voix. Elle perd connaissance.
    Les mecs ferment derrière eux. Ils éloignent leurs ricanements. Ils ont à faire, certainement.
    Quand Fathia reprend connaissance, la douleur la tord, la dévore. Elle ne peut pas toucher de ses doigts la peau dévastée de son visage. Pourquoi Romuald l’a-t-il trahie, déshonorée, jetée à mort ? À quoi se raccrocher ? Son avenir en ruines ! Elle rattroupe la force de saisir un morceau de verre pour se trancher la gorge. Ses larmes vont se mêler à son sang. Ce sera sa nuit de noces !
    Romuald revient, pourtant. Il a pu s’échapper. Il tremble, il veut tant la sauver. Il entre, inondé de pleurs, pour de vrai. Il veut tout expliquer, même si elle ne le croira pas. Pourtant, il ne l’a pas violée. Il a eu le courage de ne la souiller qu’en injures. Ils lui ont craché :
    — T’es qu’un eunuque, on veut plus voir ta couille molle dans le quartier.
    Le cadavre de Fathia le met à terre. L’horreur l’étreint. Il vomit, vomit, avec autant une pompe dans l’estomac. À cause d’un cadeau qu’il voulait lui faire, il s’est fourré sous la coupe du chef. Il lui a fallu trancher entre sa petite sœur, séquestrée, et son amour. Les mots horribles, il les a criés de désespoir.
    — Pardon, Pardon ! Fathia, je t’aime.
    Quelle mère pour pleurer le martyre de la pauvre Fathia ? La sienne, mais en cachette, tant la terreur l’étreint ; elle ne peut rien dire, à personne. Et quelle autorité pour graver une plaque, un jour : morte pour la France, la France des lâches, la France des lois que nul n’applique, la France de ceux qui jugent libres des arriérés, des assassins ?

    Pierre Perrin, Cav 38 bât H, nouvelle inédite, 8 janvier 2018

    Mini essai : La création littéraire —>

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