Pierre Perrin : La création littéraire — Qu’est-ce qu’un écrivain? [troisième partie]
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    Qu’est-ce qu’un écrivain ? [III]

    L’intuition engagée, commence le travail à proprement parler. Celui-ci ne se fonde pas plus que le reste sur le vide. C’est pourquoi la tentation de la table rase est une catastrophe. C’est l’éternelle histoire de l’imbécile qui veut réinventer l’orgue. Il se refuse à grimper jusqu’à la tribune, à ouvrir le buffet – et il accouche de l’harmonium. Toute création est un leurre. Il n’existe que des suites de transformations. D’un arbre, on tire un meuble. Il faut une vie pour faire une œuvre. Le talent est-il dans les gênes – aux deux sens du mot ? Il n’est en tout cas rien sans la connaissance, la plus vaste possible, de la culture qui lui préexiste. Si Chateaubriand assure dans ses Mémoires que le style est donné, le sien a fait son miel chez les meilleurs de ses prédécesseurs. Chez eux, François-René est partout chez lui, et réciproquement. La singularité, la voix, quand même elles se feraient contre la rhétorique, n’apparaissent qu’au-delà de l’absolue maîtrise de celle-ci. L’appropriation est d’ailleurs telle que des pensées, des sensations se glissent subrepticement, parfois au mot près, sous la plume d’un nouveau venu comme des plus chevronnés. Les classiques le savaient. Ainsi Pascal note-t-il dans ses Pensées : « Certains auteurs, parlant de leur ouvrage, disent : “Mon livre, mon commentaire, mon histoire, etc.”. Ils sentent leurs bourgeois qui ont pignon sur rue, et toujours un “chez moi” à la bouche. Ils feraient mieux de dire : “Notre livre, notre commentaire, notre histoire, etc.”, vu que d’ordinaire il y a plus en cela du bien d’autrui que du leur. » L’idée par exemple que l’on n’aime bien qu’une fois se trouve débattue partout. Si Jules Renard consigne dans son Journal : « J’ai une bonne mémoire, j’oublie tout », Georges Perros lui fait écho en changeant seulement le “j’oublie tout” en “je ne retiens rien”. Il arrive qu’on se croie génial et qu’on retrouve bientôt sa trouvaille chez un ancien. Ce dernier fût-il Proust ou La Rochefoucauld, c’est rageant.

    « Vingt fois sur le métier, remettez votre ouvrage. » Pourquoi ? L’improvisation est fatale à la littérature. Le déclencheur n’est de rien si la patiente fixation, qui nécessite une intelligence d’horloger du cosmos, n’atteint pas la perfection. Le travail de l’écrivain se concentre sur la netteté de l’expression. La recherche du mot exact et de la concision la plus définitive garantissent la force de la pensée. À chacun son sens du rythme, sa voix, le ton qu’il essaye de fixer. À chacun ses troubles, ses admirations. Le respect de soi-même, toutefois, sans parler de celui du lecteur, interdit la banalité, les approximations, la médiocrité. C’est une question de talent, de culture et de calcul, mais liée à une volonté constante de s’améliorer. Hugo l’a consigné : « Le génie est une longue patience. »

    Quoi qu’il en soit, cette longue patience, ce travail de Sisyphe ne servent pas qu’une honnêteté d’artisan. L’ordinuscrit est moderne ; sa finalité n’a pas d’âge. Ce sérieux permet d’abord à l’écrivain de progresser dans sa propre existence. C’est en ce sens que l'écriture participe de la spiritualité. Il n’est pas question d’être un dieu, ni d’encens, encore moins de gourou ; il s’agit d’une marche vers une lumière qui grandit en soi-même. Tout ce qu’on donne nous augmente. La chance de l’écrivain réside dans cette navette de l’intelligence entre la somme des pensées que les autres ont offertes avant lui et les avancées de sa recherche propre qu’il met au net pour les délivrer à son tour. Un écrivain est une ruche, âme et corps mêlés. Il n’est certes pas seul, et il ne resterait rien de son éventuel apport sans des lecteurs. Écrire est une joie dans les heures d’inspiration ; le reste du temps, à se reprendre, à la recherche d’une certaine perfection, c’est un épuisement. Bernanos a écrit que la seule vue d’une feuille de papier lui harassait l’âme ; Flaubert à Louise Colet : la rédaction d’une page épuise pire que de casser des cailloux ; et Rimbaud : « Le combat spirituel est aussi terrible que la bataille d’hommes. » C’est que la vérité est sans fond. Le moindre raisonnement s’apparente à une pose de parquet flottant ! Aucune prémisse n’est inébranlable. Même la hauteur de nos sommets varie. Les œillères seules sont fermement arrêtées. Le premier travail de l’écrivain digne de ce nom, c’est d’arracher d’abord les siennes. C’est pourquoi la traque de l’exactitude – qui va bien au-delà du style, de la simple politesse envers le lecteur – est un harassement ; et la rédemption, un leurre […] — Continuer la lecture…

    Pierre Perrin, [Extrait d’une conférence, Qu’est-ce que la culture ?, in Lettres comtoises n° 8, octobre 2003]


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