Pierre Perrin interroge la notion de culture [trosième partie]
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  • Qu’est-ce que la culture ? [III]

    Depuis vingt-cinq siècles, en effet, la culture impose l’excellence. Le grand œuvre aspire à la perfection. L’élite est le moteur ; la prééminence, la règle. Ces valeurs-là légitimeraient désormais toutes les suspicions. Ce n’est pas pour rien que le talent par exemple a déserté la bouche de nos cultureux. Ceux-ci ne comptent plus que le travail. Un piano n’a sans doute pas d’âme, mais il y a des doigts qui le font vibrer plus suavement que d’autres ! Croire que l’atelier produit le génie comme le pommier les pommes conduit le premier quidam venu à la fatuité. Tout le monde peut et doit être un artiste ! L’individu égale la société tout entière. Il apparaît dès lors autant de points cardinaux que d’ambitions révélées. La civilisation tourne sur ses gonds. De même que pour réussir un effort, dit en effet Montaigne, le corps doit être ramassé, tendu, bandé, de même la société doit se fixer des buts exigeants et donner les moyens à son corps social de les réaliser. Louis XIV et Napoléon ne baissent guère les yeux. Le premier a infantilisé sa noblesse ; Saint-Simon n’en est jamais revenu. Le second a retourné l’Europe de fond en comble. Il n’est pas question de pleurer Staline, Hitler et Mao. De telles mains de fer n’ont plus le champ libre. L’hégémonie américaine exerce-t-elle un totalitarisme, quelle que soit l’ampleur de ses bavures ? La Chine avance, semble-t-il, vers une égalité qui descend du dogme vers les faits. Le Tibet n’en est pas convaincu, certes ! Est-ce faute de contre-feux puissants, politiques, moraux, religieux, intellectuels, que la mode fait un peu partout la loi ? Il faut une victoire en coupe du monde pour tirer un spasme à la fraternité tricolore. L’Europe reste une coquille vide. C’est, la liberté repliée comme une banderolle, toujours panem et circences. Créon s’efface moins devant Antigone que devant la pornographie promue au rang d’art moderne. Le ‘Vénusberg’ a détrôné le rocher de Sisyphe !

    Parallèlement à la remise en cause théorique de la hiérarchie, qui n’a pas empêché, au contraire, les totalitarismes du XXe siècle de jouir d’une considération considérable, la démocratie a libéralisé l’éducation. Les barrages ont fléchi, parfois rompu. L’enfant a pour lui tous les droits, mais les moyens ? Tout le monde a le droit d’être riche ! Ces moyens, certaines dispositions intellectuelles notamment, échappent en partie à la société. En fait de conduire vers l’excellence le plus d’élèves et d’étudiants possibles, on redécouvre aujourd’hui des bornes pareilles à des pierres tombales. Il suffit de tendre l’oreille. La pédagogie de ce début du vingt-et-unième siècle n’a qu’un mot à la bouche : le deuil. Il faut faire des deuils. Sur le deuil du savoir, quel avenir érige-t-on ? La culture est en péril. Qu’elle fasse fuir, en fait de poésie, de théâtre et même de roman de qualité tel que l’Acacia de Claude Simon, force consommateurs et autres voyeurs à la louche télévisuelle ne devrait pas la frapper de discrédit. On n’a jamais vu de parents manchots souhaiter que leurs enfants soient cul-de-jatte ! L’éternité : le temps hors la matière n’existe pas, soit ; le monde que nous connaissons a bien eu un début ; il connaîtra une fin. Cela ne condamne en rien le besoin de chacun de se dépasser, autrement que dans le seul orgasme privé, à l’occasion social. L’idée de pérennité est consubstantielle à la culture. L’idéal actuel passe tout au consumérisme. L’écologie peut-elle incarner tout l’avenir des hommes ? Fera-t-on de la mort une sinécure ? Si l’art actuel contrefait l’époque, l’éphémère et la dérision au carré nient l’art qui l’a précédé et, avec lui, le passé que celui-ci ressuscitait. On dira que les musées n’ont jamais été aussi fréquentés. Mais qu’y trouvent les visiteurs ? La culture à l’ancienne exige des apprentissages, donc des efforts, et une réflexion que la solitude approfondit. Les conversations qu’on y surprend, car on y parle désormais comme au café, invitent rarement à une élévation de l’esprit. Et après tout, de quel droit le déplorer ?

    Il est vrai que la culture a contre elle deux faillites. Elle n’empêche pas la barbarie ; elle la légitimerait plutôt. George Steiner le démontre en ses essais. Toutefois, on incrimine Céline, plus férocement qu’Aragon. Bernanos, pour une phrase épinglée hors contexte : « Hitler a discrédité l’antisémitisme », devrait se frapper la poitrine post-mortem. Les aboyeurs de tout poil feraient mieux de relire les Enfants humiliés. Plus sérieusement, on peut torturer son semblable et raffoler de Mozart. On peut être un fidèle de Lao-Tseu : « Le saint agit constamment en sorte que le peuple n’ait ni savoir, ni désir » et fournir les camps. On peut aussi bien jouer de la brute épaisse, du taureau à deux pattes, et “bazooker” d’importance. L’instinct de meurtre, qui reste à réprimer, cause peut-être moins de dégâts qu’une opprobre jetée ex-cathedra. Polémique, le propos de Cicéron : « Errare malo cum Platone.. [je préfère me tromper avec Platon] quam cum istis vera sentire [que de raisonner juste avec d’autres] » [*] ne ridiculisait personne. La réplique de Jeanson (une mécanique ne cite pas ses sources) : « Je préfère avoir tort avec Sartre que raison avec Aron » – du pur encens pour Staline et Mao – a décapité la moitié d’une génération. La tolérance à la gueule, un pavé dans chaque main, celle-ci a dansé son soûl sur les barricades. Et puis elle a rosi, à point ! — Achever la lecture

    [*] Source : Cicéron, Tusculanes (1.17) XVII


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