Pierre Perrin : la Maladie humaine [bref essai sur le Mal]
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  • Pierre Perrin : la Maladie humaine [fin]

    La barbarie est à ce point universelle qu’elle fait une bouchée de la bonté. Que surgisse une utopie dans un état de grâce : le Christ abolit la loi du talion et la charité restaure le paradis. Mais c’est alors un homme seul ou peu s’en faut. Une institution met en œuvre ses idées ; bientôt les pires dérives la gangrènent. L’Inquisition a achevé l’éternité sous elle. Le mal passe d’abord par la massification, la pensée réduite au slogan. La fin justifie les moyens : et la pureté de la race vaut soixante millions de morts, et davantage encore la dictature du prolétariat. Dès lors que la tolérance fonctionne à sens unique, le mal est au large en chacun. Frustré d’être à peine un maillon dans une chaîne, une poussière dans un rai de lumière, chacun pose sa petite grandeur partisane à défaut d’être personnelle comme le seul absolu qui vaille. L’orgueil parachève les faiblesses de l’esprit.

    Quelle que soit la raison au pouvoir, le progrès sert d’abord la guerre. La taille a fait les frondes, le bronze les hallebardes et les canons, et le nucléaire Hiroshima. La multiplication des désastres est dans l’ordre des hommes qui l’acceptent. D’abord nul ne voudrait trimer un siècle en arrière. Et puis, malgré deux guerres mondiales, les camps, les génocides, combien de famines sinon fomentées du moins ignorées sans vergogne, malgré trois cents millions de victimes, la population mondiale n’en a pas moins quadruplé au vingtième siècle ; même l’ancestrale régulation ne répond plus. Historiquement en revanche, il n’est pas de nation sans honneur ; le rang exige la force ; et si la Shoah c’est le chaos perpétré de main d’homme, une armée n’en est que plus nécessaire. Enfin, de même que l’amnistie ne fait pas l’amnésie, la concorde n’écarte pas le terrorisme : il n’est de paix durable que sur des ruines. C’est donc par nature et par calcul que chacun fait une place à la violence. La multiplication des témoignages et des œuvres n’y fait rien. Pour un Sophocle, combien de Brecht et de Ionesco ? Pour un d’Aubigné, un Ronsard, combien de Céline et de Soljenitsyne en passant par Primo Lévi ? La pente au crime est le propre de l’homme. Et avec l’accroissement des populations et des armements par-dessus la tectonique des grandes puissances, le vingt-et-unièmee siècle pourrait s’avérer plus meurtrier que ses prédécesseurs.

    Nos élites mondiales mijotent, du moins tolèrent un large obscurantisme. Mettre au clair la violence aveugle en chaque individu, contre ses pulsions et l’engrenage qu’engendrent les crises, est une tâche de l’éducation. Or sous prétexte de démocratie, un comble ! le pouvoir politique y a renoncé. La médiocrité ne retient de la marche du monde que sa pitance. Sans mémoire vive, il n’est pas d’histoire ; sans histoire, l’avenir est orphelin et le présent une passoire. Qui sème à un quart de siècle devant soi ? Il ne s’agit pas de geindre ni de déplorer les girouettes, mais de s’éclairer. Vivre si peu d’années et se laisser emporter comme un bouchon sur l’eau ! Mais le consommateur doit comparer le moins possible, jusque dans l’isoloir. La tête vide achète et vote plus, plus vite et plus fort qu’un cerveau sur ses gardes. Exit donc la connaissance, la cohérence et le peu de lucidité. Il n’est plus temps de devenir savant en ignorances, par la lecture et ce qu’on voudra, quand la vraisemblance est partout piétinée.

    Faute d’éradiquer les idéologies, il faudrait qu’au moins chacun essaie de les dévisager. Il ne s’agit pas d’interdire quelque passion que ce soit, aveuglément ; il s’agit de se donner les moyens de se ramasser en conscience plutôt que de se disperser. On ne se mettra jamais tous d’accord sur une direction idoine. Les moins incultes s’étripent sans merci sur des sujets futiles ; quelle conviction ne suscite sa diamétrale contradiction ? Mais au moins que la moindre voix s’élève après réflexion. Comment chacun pourrait-il s’y reconnaître s’il ne démêlait pas soi-même le fil des prétendues vérités dans lequel il s’entortille sans y penser ?

    Pierre Perrin, in revue Autre Sud n° 18, septembre 2002

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