Jean-Michel Delacomptée, La civilisation du bruit, extrait final in Le Monde, 3 septembre 1999
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  • La civilisation du bruit
    Jean-Michel Delacomptée, in Le Monde

    De même que le tintamarre des compresseurs pneumatiques me nie dans mon droit au silence, de même l’individualiste qui téléphone dans le bus ou qui m’inflige la logorrhée de sa télé efface la frontière entre son univers et celui des autres : tantôt il détruit le lieu public, qu’il confond avec le sien, tantôt il envahit mon espace privé, qu’il rend public. Son aliénation me contamine. Soumis à la tyrannie sonore, je disparais en tant que citoyen : je deviens chair à décibels, comme on parlait jadis de chair à canon.

    Le problème n’est pas seulement personnel, mais politique. Remplissage permanent des ouïes, intense bourrage de crânes par le marketing, on retrouve la même négation des intériorités singulières. La civilisation du bruit relève d’un type de société technicienne où le culte des objets tend à amputer la subjectivité des individus. De là découlent l’uniformisation des comportements, le goût des divertissements faciles, l’attrait pour le bref, le brillant des surfaces, le toc, pour le pragmatisme au lieu de la pensée. Une telle société ignore le quant-à-soi des êtres. Mieux : elle trouve un intérêt majeur dans ce mépris. La sollicitation continuelle de l’oreille distrait les consommateurs de leurs méditations. Propagande, publicité, tohu-bohu : moins les gens pensent, plus ils achètent ; moins ils votent, mieux se portent les princes. Pour engraisser les ânes, donnez-leur du son. Problème d’intégrité corporelle et de respect d’autrui, question d’environnement : sur ce point comme sur d’autres, l’exigence écologique est une forme supérieure de la démocratie.

    Jean-Michel Delacomptée, La civilisation du bruit, extrait final in Le Monde, 3 septembre 1999

    Du même auteur, Adieu Montaigne, Fayard, 2015

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