Pierre Perrin, Cav 38 bât H
Une nouvelle inédite, II [8 janvier 2018]
La prof a tonné, une fois, que le masculin n’est pas le mâle.
— Le pantalon, pour l’homme ; la jupe pour la femme ; mais la femme aussi porte le pantalon. L’homme met une chemise, la femme un chemisier. La chaussette pour l’homme ; pour la femme, le bas, le collant ! Une écharpe, au cou de la femme seulement ; et le voile, seulement à l’homme ? Une foule n’est composée que de femmes ; un séminaire, que d’hommes ? Alors, les mecs, ce n’est pas l’orthographe qui véhicule des valeurs d’inégalité, mais votre imam-miteux de service !
— Elle insulte le prophète ! Elle insulte le prophète ! Elle insulte le prophète !
Debout sur les tables, l’index vengeur, les garçons l’auraient tuée.
Depuis toute petite, Fathia lutte contre les mains baladeuses. Jusque dans l’appartement, elle s’enferme dans les toilettes, par précaution. Elle se cache pour se laver. Elle n’a pas besoin de deviner, elle voit leur langue de chien baver sur sa chute de reins. Elle entend leurs propos salaces, dans le deux-pièces trop exigu.
À la radio, à la télé, elle aimerait entendre que la femme est l’égale de l’homme. Mais non ! Pour la liberté, la démocratie, rien que des grands mots, les coutumes, le voile seraient légitime. Pourquoi pas l’excision ? Les filles des beaux quartiers les regardent si peu. Elles n’ont pas tort, en un sens. Qui regarde sous lui ? Justement le quartier de Fathia est une impasse. Les tours à la queue-leu-leu font de la rue une gorge profonde. Fathia habite, en fait, l’antichambre d’un cimetière empilé.
Il y a bien les poèmes, à l’école, mais les garçons ne retiennent rien. « La femme est l’avenir de l’homme » : ridicule à leurs yeux. L’avenir est, tout ensemble, un trou noir, mais qui leur appartient. La femme, seule, ne peut ni ne vaut rien. Même ses frères lui disent, en la bousculant :
— T’es une serve, tu sais.
Et ils crachent par terre, ah ! Tewfik sait faire, ça, comme si elle pouvait douter de leur bonté !
Toutes n’ont qu’à obéir. D’ailleurs, quand ils les battent, elles se taisent ; elles se terrent de terreur, et c’est pour toutes pareil, mère comprise. Il n’y a rien à discuter. Ils ne parlent pas, ils éructent.
Malgré le chahut, les bousculades, le chantage des mecs, leurs mains aux fesses, Fathia aime l’école. La disparition de son père, la rage endolorie de sa mère, à demi-enterrée dans des travaux de misère, les manigances de ses frères, l’oreille tendue à la parole, d’où qu’elle vienne, les lectures enfin ont dressé l’esprit de Fathia, tel un serpent, pour vivre. Elle a intériorisé l’étau du temps, la nécessité d’aiguiser ses possibilités. L’école lui apprend à changer le monde, à se persuader qu’un jour elle y arrivera. Elle ne peut le dire à personne, mais elle essaiera la politique. Elle en a compris la nécessité, pour organiser la vie des concitoyens dans la cité, dans le pays, si on veut d’elle. Mais elle sait qu’il lui faudra se plier, d’abord, comme un mouchoir, avant de pouvoir espérer quoi que ce soit. Quant à son choix d’un vrai métier, elle verra bien jusqu’où elle pourra étudier.
Tandis que ses frères consomment du porno à tire-larigot, elle, elle a regardé un prêche, une fois. Quel sirop de vinaigre ! L’iman tourne autour de la braguette, sans trouver le zip. Au lieu de dire que le désir doit susciter la tendresse, il assène que tout est la faute des filles, tu parles ! Un taré pour redresser les bossus ne peut que décupler la misère. Fathia a coupé net. Elle a déjà réalisé que toute croyance engrène une prostitution. Vendre son âme pour le paradis, qu’y a-t-il de plus stupide, de plus criminel ? Les livres saints, la Bible et le Coran, ont tué tellement plus d’hommes qu’ils n’en ont sauvé. Mais ses frères croient à ce que leur barbu raconte. La pauvreté d’esprit, la paresse est un minerai facile à enflammer. Comment pourraient-ils réfléchir, les écouteurs sur les oreilles, quinze heures sur vingt-quatre ?
Cependant, le printemps approche. Les marronniers et les tilleuls échafaudent des trouées de lumière pour cette rue galeuse ; ils embaument. Mille senteurs allègent le cartable. Elle accorde sa grâce à celle de Romuald, qui lui parle des minutes parfois, à la romantique, lui chatouille l’âme. Ce mot dépasse la religion. C’est des fragments de mémoire d’un être qui entrent dans la mémoire de ceux qui l’aiment et l’ont aimé. Romuald, chez sa mère, ou avec son père, profite de ses parents.
Il y a des semaines qu’il la guette. Il l’aborde et, depuis peu, il fait le beau, sans crier gare et surtout sans un geste brusque. Elle a du mal à résister, à le rejeter. Il réussit à la détourner par à-coups de son chemin, de ses devoirs, à la faire le retrouver dans des cachettes peu sûres, mais le cœur bat plus fort. C’est trop tôt, pense-t-elle. Elle veut poursuivre ses études, dans l’austérité qu’elle s’est imposée en gage de sérieux.