Pierre Perrin : La création littéraire — Qu’est-ce qu’un écrivain?
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    Qu’est-ce qu’un écrivain ? [II]

    L’écrivain tourne sur ses gonds en exerçant ce pouvoir inconcevable : ouvrir grand les portes de la prison. Ce qu’il tenait “au secret” est à la portée de la première bourse venue. L’individu existe pour soi ; un auteur attend le regard et l’estime des autres. Dans le droit, qu’il s’arroge, d’accaparer l’attention, lors même qu’il s’en défend en abusant de la modestie jusqu’au ridicule parfois, l’écrivain se donne à voir. L’orgueil saisit le débutant, l’ambition aiguillonne la vie littéraire. Au traumatisme initial, aux fameuses scènes capitales chères à l’Université, s’adjoint en effet le mobile de l’ambition. L’orgueil éclate dans le fameux « être Chateaubriand ou rien » du père des Thénardier ; et il arrive que la revanche sociale se confonde avec une rare cupidité. Mais ce sont là des aléas qui ne doivent pas détourner de l’essentiel : création d’un homme, fût-il aveugle tel Homère, c’est à l’homme que l’art s’adresse. Ce mouvement pendulaire, ici au service du spirituel, est celui de la vie même. Vivre, c’est venir, grandir, tenir, avant de mourir ; c’est aussi transmettre, perpétuer. Le témoignage existentiel en multipliant les angles de vue, s’il satisfait un fort plaisir esthétique, reste irremplaçable. « Sans la littérature, on ne saurait pas ce que pense un homme quand il est seul. » C’est de Georges Perros, dans le deuxième volume de ses Papiers collés qui en comptent trois. Marcel Proust ne dit pas autre chose dans Le Temps retrouvé : « Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. »

    D’autres parlent de mieux se connaître. L’inconscient, c’est le labyrinthe ; trouve-t-on un fil d’Ariane, les miroirs se multiplient. L’enchantement a motivé les surréalistes. Avant eux, Gérard de Nerval a voulu percer « ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible », ainsi qu’il l’écrit au premier paragraphe d’Aurélia. D’autres encore penchent pour un acte gratuit, de pur travesti. Celui-là déclare distraire ; il fabule, il fait rire en effet des enfants, des adultes, écrire est un jeu pour lui. Cet autre est un contradicteur-né ; il remet tout en cause ; inquiéter et combattre l’agitent sans cesse ; le verbe haut sur des barricades, il catapulte des paradoxes. Plus mesurés, d’autres veulent épurer la vie intérieure ou émouvoir tout simplement. Mais quoi qu’ils écrivent tous, adeptes du non sens accréditant la rupture avec la société compris, tous rentrent dans le circuit de la communication où l’on change moins autrui qu’on ne se transforme soi-même.

    Les raisons rarement affichées – sublimation d’une infirmité réelle ou crue telle, ambitions ou modestie acérée, témoignage, introspection, oulipèterie, engagements moraux, politiques, religieux – ne sauraient être exhaustives. Sait-on pourquoi on vit ? Écrire, pour le prêtre laïc sans paroisse qu’est un écrivain, est de cet ordre-là, presque inépuisable. La pratique, accessible à tous, le confirme.

    Comment écrit-on, en effet ? Comment chacun écrit-il un courriel, une lettre, une note un peu fouillée ? L’école aurait traumatisé certains. Pourtant qui n’a connu la satisfaction d’avoir réussi au moins un beau devoir ? Quand ce qu’on a tiré de son esprit en intense activité génère une plénitude momentanée, c’est qu’on a été inspiré. Cela est décrié. On suspecte l’inspiration de répondre à une visitation ou une Pentecôte. Il n’en est rien. L’inspiration – les oulipéripapoètitiens offrent-ils les plus vifs plaisirs ? – est simplement la mise en activité maximale d’un cerveau en état de produire des phrases. Le résultat est une prolifération d’idées, d’images à la façon des métastases. L’ex-caractère divin, que rappelle la Muse, s’explique par l’état d’excitation que génère parfois l’intense activité du cerveau et de surcroît la difficulté à contrôler le tout. Les productions de celui-ci surgissent à l’improviste. Le cerveau est une machine infernale ; les insomniaques le perçoivent assez. Malgré cela ses productions, de qualité extrêmement variable, s’épuisent parfois sans raisons apparentes. Tout le problème pour l’écrivain réside dans l’ouverture des vannes et le contrôle de ce que celles-ci délivrent. L’écrivain apparaît inspiré quand les mots attendus sont ceux qu’il n’attend pas. Il sort, tel un diable de sa boîte, du convenu. Alors une découverte, parfois toute une chaîne de découvertes culmine et s’offre tel un corps d’amour. — Continuer la lecture…

    Pierre Perrin, [Extrait d’une conférence, Qu’est-ce que la culture ?, in Lettres comtoises n° 8, octobre 2003]


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