Pierre Perrin : État de la France ?
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    Une sorte d’éditorial pour 2017

    © photo Pierre PerrinAu plan économique, comment a-t-on pu laisser détruire des pans entiers de l’industrie, textile dans les années soixante, sidérurgique dans les années quatre-vingt ? Désormais une entreprise rachetée par un fonds vautour devient une dinde de Noël, en toute impunité. Comment accepte-t-on un pareil charnier ? Est-il concevable que personne n’ait mis en balance le coût exponentiel du chômage, et son désastre social pire encore, avec des aides à la conservation de l’emploi ? D’autant que, depuis un demi-siècle, les gentils cadres chargés d’implanter à bas coût les nouvelles entreprises de production occupent souvent des fonctions de négrier ou peu s’en faut.
    Au plan éducatif, l’excommunication proférée contre la libre réflexion, la théorie de la table rase emportant tout, le bon vieux Lagarde et Michard, qui formait une histoire du goût en littérature, enterré par de nouveaux manuels à la gloire du tout se vaut, surchargés de tête-à-queue chronologiques, pour mieux perdre l’apprenant, l’institutionnalisation de la littérature de jeunesse au collège – « ces livres [à visée restreinte] trompent l’enfant sur ce que la littérature peut lui apporter : la connaissance du sens profond de la vie et ce qui est significatif pour lui au niveau de développement qu’il a atteint » Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, 1976 – et, pour faire bon poids, les heures d’enseignement du français aujourd’hui divisées par deux au collège, par rapport au chiffre de 1983, font de la lecture une tare. Deux générations sont sans doute perdues.
    Au plan culturel, si on peut encore parler de culture, l’impasse du nouveau roman[*] a décuplé l’intérêt pour ce qui paraissait hors de l’Hexagone, au détriment des auteurs vernaculaires, et on s’est entiché du franglais. Certains articles de 1990 en restent incompréhensibles. On a banni la chanson française des radios, à l’exception de quelques encéphalogrammes plats, de naissance, ou peu s’en faut. Comme l’immense majorité n’entend rien aux borborygmes d’outre-Manche, voici du temps de cerveau gagné ! Cette suprématie du rythme, à grands roulements de batterie sur des égosillements siliconés, occupe, outre nos adolescents jusqu’à tomber de sommeil, la moitié du temps d’antenne, la quasi totalité des commerces, de chez le coiffeur aux grandes surfaces. Cette prétendue liberté, peu ou prou sexuelle, fait de chaque lieu, à chaque seconde, un bordel virtuel. Le mensonge est roi, sans discussion. Et les entreprises de manipulation de masse, qu’on appelle des sondages, prospèrent avec la bénédiction de nos élites de bakélite.
    Si Cioran faisait remonter la décadence au Second Empire, le dernier demi-siècle montre des signes dévastateurs. Derrière la perte du goût littéraire, un cancer généralisé ?

    Pierre Perrin, 26 décembre 2016

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    [*] « Le genre, ayant dilapidé sa substance, n’a plus d’objet. […] Délicieusement illisibles, sans queue ni tête, ils pourraient aussi bien s’arrêter à la première phrase que contenir des dizaines de milliers de pages. À leur propos, une question vient à l’esprit : peut-on répéter indéfiniment la même expérience ? Écrire un roman sans matière, voilà qui est bien, mais à quoi bon en écrire dix ou vingt ? La nécessité de l’absence posée, pourquoi multiplier cette absence et s’y complaire ? La conception implicite de cette sorte d’œuvre oppose à l’usure de l’être la réalité intarissable du néant. » Cioran, La Tentation d’exister, 1956

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