Pierre Perrin, Histoires de famille [II]
Ils étaient sortis du cimetière et gagnaient le village.
Cette femme en deuil, ce cycliste des bois, son vélo à la
main, formaient un drôle d’équipage au regard des corbeaux
perchés sur les noyers qui bordaient la route. Mais les croassements
ni l’obscurité à venir n’impressionnaient plus
ces enfants devenus trop grands. Casanier, Antoine cherchait en vain les
raisons d’un tel pèlerinage. Il retournait sa mémoire
dans ses moindres recoins. Sophie avait inhumé sa mère où
celle-ci avait achevé son existence, voilà six mois. Toutefois,
comme si la belle dame précédait son interrogation, elle
fit entendre que les morts rapportaient aux gagne-petit. Le maire lui
avait demandé de renouveler la concession. Elle passait certaines
délicatesses.
– J’ai voulu revoir ce que je vais payer, c’est naturel. Pour le reste, rassure-toi, la perpétuité m’a toujours paru la meilleure des peines.
– C’est là toute ta charité, à l’adresse d’un pauvre orphelin comme moi ?
– Quand même nos conditions se ressembleraient, tu as l’audace de me parler de charité ?
Où voulait-elle en venir ? Il ne savait rien d’elle, hormis un art du mensonge quasi congénital. Mais, surgie de son enfance, une telle imbécillité le mettait mal à l’aise. Il se faisait fort d’abattre les préjugés, d’ordinaire. À côté de cette femme, il n’était plus qu’une éponge. Lui si caustique en compagnie se retrouvait sur la défensive, et le pire était que rien ne justifiait son trouble. Il imagina même un instant enfourcher son vélo sans un mot. La laisser en plan là, sur ce chemin des morts, l’humilier une bonne fois, ce serait presque une bonne action à côté de ce qu’il avait enduré jadis à cause d’elle. Mais, outre qu’elle l’aurait bien vite retrouvé, il réprouvait sa muflerie. Puisque le malaise empirait, autant l’élucider. Elle pressait déjà la conversation :
– Est-ce que tu ne t’es jamais demandé pourquoi ta mère haïssait la mienne ?
– Comment la fourmi aurait-elle chéri la cigale ? Mais j’y songe tout à coup, Sophie ; c’est pour ça que tu m’as toujours repoussé. Tu étais libre, et moi à la peine. Je puais ma mère !
— Tu peux ricaner ! J’ai vomi à cause de vous, des mois durant, plus que tu ne pourras jamais l’imaginer !
À quoi bon ressasser ? Même le village avait gagné en propreté. Les poulaillers, les tas de fumier, les jonchées d’orties avaient reculé. Les bords des rues respiraient une aisance à l’image des façades crépies, parfois repeintes de fraîche date. Quelques-unes présentaient à mi-pente une roue à cercle, un joug, une limonière, comme pour témoigner d’une origine fièrement dépassée. Les rares fermes encore en exercice se reconnaissaient aisément à une totale absence de préméditation, même si nul coq ne picorait plus alentour, plus libre qu’une vache en Inde.
Ils pénétraient enfin sous le porche. La maison en pierre jointoyées, au cœur des haies restées vertes, en imposait soudain. À son échelle, Antoine avait réussi. Elle ne chercherait pas à lui jeter son hôtel particulier à la figure. Le cousin, il est vrai, ne demandait rien de tel, qui gardait sur sa propriété un silence de modestie. Celle-ci avait cependant connu de profondes transformations sans perdre son cachet. À l’intérieur, c’était autre chose. Sophie perçut d’emblée la marque d’un cœur sec. Mais elle mit en réserve ce ressort brisé ; elle avait mieux pour frapper à son heure. Sans doute savait-il quelle route elle s’était frayée, son divorce avantageux, et que ses enfants volaient à leur tour dans le meilleur monde. Celui d’Antoine ne déméritait pas non plus.