Pierre Perrin : Histoires de famille, une nouvelle [fin]
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  • Pierre Perrin, Histoires de famille [fin]

    © Jean-Claude SaletLe feu ranimé dans la cheminée, et avec lui la bonne odeur du tremble sous la flamme, elle tomba son manteau, son chapeau par-dessus, et étendit la robe en éventail sur le canapé. Celle-ci ne couvrait pas ses genoux qu’elle tenait entrouverts, et elle penchait maintenant sa tête sur son bras droit à demi-nu et comme jeté au-dessus des coussins, sous une auréole de lumière. Les traits de son visage n’avaient rien perdu de leur finesse. Un savant et discret maquillage adoucissait les rides du front ; celles du cou se distinguaient à peine. Elle avait toujours sa fossette au menton que son sourire épanouissait au reste. Cependant elle ne desserrait plus les dents ; elle attendait que le cousin qui creusait le ventre, dont les tempes grisonnaient, la regarde enfin en face. Certaine de ses charmes, elle pouvait tout. C’était un rat, un petit prince des ténèbres. D’ailleurs, ne se penchait-il pas à l’aplomb de son corsage ? Il frétillait déjà. L’espoir d’une aveugle saillie, à défaut d’une étreinte, devait lui chauffer les reins.

    – Telle mère, telle fille, hein ? Mon bonhomme, tu n’as pas tort. Viens ici – et elle lui désignait, la paume creusée, une place à sa gauche.

    Cruelle invitation ! Il n’était pas de ceux dont les nuits bout à bout formaient un trésor rendu à la Beauté. Une timidité vindicative et cependant rentrée lui interdisait tout abandon. Or l’abandon, c’est le sésame ; Antoine le concevait à peine. La passion l’avait vaincu ; enfin, il s’était oublié. Mais le partage avait avorté, la séparation frappé pire qu’un deuil. Le plaisir, ressuscité, le jetait peu à genoux. Et voilà que, devant sa cousine, un tremblement de gamin le reprenait, qu’il réprimait de son mieux. La peau à travers le collant de soie claire, fleurait – il le sentait – un zeste de vanille croisée de pommes sur des claies. C’était bon ; ce serait meilleur encore. Il allait vers une impétuosité qui l’étonnerait lui-même. Il se vengeait enfin du ver de terre qui avait usurpé sa place jadis au milieu des bois.

    – Le bonheur peut attendre, Antoine chéri, je te promets. Je te l’aurais donné depuis longtemps, si ta mère ne nous avait pas chassées, la mienne et moi.

    Et Sophie de révéler les affres de son adolescence. Elle aimait les bois ; elle avait profité de sa liberté. Mais le tombeau à peine refermé, sa mère l’avait éloignée, sans explication qui vaille. Amputée vive de son père, la jeune fille avait cru devenir folle à l’internat. Elle s’était mariée précipitamment, presque au sortir d’un théâtre. Elle avait enfanté. Le couple s’était disjoint. La mode était de tout vivre ; à chacun son big-bang. À marcher sur la tête, le ciel paraît plus profond. Et mieux valait ne pas reparler du Grand Soir ; l’invoquer suffisait pour que s’ouvrent des parousies.

    – Tu sais tout cela et quel chantage ta mère a exercé qui a fait de moi la pire des réussites ?

    – Je suis désolé, je ne comprends rien à tes insinuations.

    – Tu n’as rien trouvé dans les papiers de tes père et mère ? Rien de rien, vraiment ?

    – Qu’aurais-je dû trouver ? Ma mère a bien imputé aux roueries de la tienne avec un vieil oncle la captation d’une terre qui aurait dû lui revenir. Mais il y a prescription et, si tu en jugeais autrement, le ridicule achèverait la question.

    Il ne manquait pas d’audace d’agiter de telles peccadilles, mensongères de surcroît. Car la captation, comme il disait, avait tourné court devant les ignominies de sa Sainte Nitouche de mère. Sophie n’allait tout de même pas lui suggérer de reprendre ses relevés du cadastre. Il avait sué, quasi crevé sous les rigueurs de sa mère. Et il les avait toutes reprises à son compte. La maison n’avait pas d’âme, parce que le fils reconduisait, peut-être un cran au-dessus, mais c’était pire, le même égoïsme foncier, à vomir.

    – Un jour, ta mère qui n’a jamais ri – ni toi non plus décidément – a exhumé quelques vagues lettres ; elle les a fourrées sous les yeux de mon père, jusqu’à ce qu’il en devienne fou. Ma mère et ton père ! Ton père baissait la tête. Qu’elle, si fière, s’avoue cocue valait toutes les preuves. Et mon père a cru, contre toute raison, ta mère ; il en est mort. Tu entends ? C’est elle qui l’a tué. Mais ni vu, ni connu ! On ne pouvait pas faire éclater la vérité. Alors ma mère m’a éloignée au reste, pour me protéger, avant de fuir elle-même. Maintenant, laisse-moi. Laisse-moi partir !

    Une demande de pardon, pour solde de tout compte, cela ne se formule guère à chaud, et après réflexion moins encore. Sophie était venue chercher, sans illusion, une paix qu’elle n’avait pas faite en elle. Il pouvait au moins comprendre sa détresse, toute cette boue qu’elle n’arrivait pas à recracher seule.

    – Enfant déjà, tu mentais. Je ne te crois pas, ma pauvre Sophie. Je ne te croirai jamais.

    La flamme s’étouffait dans la cheminée. Le temps de porter lentement le tisonnier dans les braises, il entendit la porte d’entrée claquer dans son dos. La nuit tombait, ce lendemain de Toussaint, soudain plus âcre que les chrysanthèmes sous les becs de rue. Antoine hésitait à rappeler cette malade en liberté, comme lui-même parmi tant d’autres si pleins de leur vigueur. Le monde avait peut-être raison de renchérir par l’oubli sa soi-disant éternelle nouveauté.

    Pierre Perrin, juillet 2001 [Histoires de familles sur des photographies d’Éric Toulot]


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