Pierre Perrin : la Maladie humaine [suite III]
Le pessimiste le moins tempéré n’en concède pas moins un trou d’air au pire des animaux. La Bible l’a fait d’emblée. Le paradis terrestre précède la faute originelle et de surcroît l’ignominie ne commence pas avec Adam, mais avec son fils. Caïn tue Abel. La justice est à venir ; la conscience ne précipite en rien le meurtrier dans sa tombe[*]. Mais tout varie et il existe des périodes de rachat pour chacun, jusque pour les peuples. Quoi de plus réconfortant que l’arche de Noé, si on oublie que le patriarche réchappe du génocide le plus radical, étendu à toutes les espèces vivant alors sur la terre ? Le livre qui fonde notre civilisation ne manque aucune des atrocités qui ont prospéré depuis, partout.
L’Iiade aussi témoigne. Par-delà le Xanthe teint, la plaine est à ce point inondée de cadavres qu’il faut y mettre le feu, et le feu remonte jusque dans le fleuve qui bout « comme le contenu d’un chaudron où fond la graisse d’un porc nourri avec soin ». Aux meilleurs, par instant, les phalanges flottent. Hector a tué Patrocle ; son tour vient. Quoique cuirassé du même bronze, « de part en part, à travers le cou tendre, la pointe passa ; mais la trachée, le frêne ne la coupa point, afin qu’il pût répondre quelques mots. Il s’abattit dans la poussière. » Le mourant supplie son vainqueur de ne pas abandonner aux chiens son cadavre. Que répond avec un regard mauvais le fier Achille ? « Ah ! que ma fureur et ma passion me déchaînent assez / Pour te dépecer et te manger cru, tant tu m’en as fait ! / Aussi vrai : personne n’écartera les chiens de ta tête. » Te dépecer et te manger cru : le héros n’était point barbare ! On a depuis raffiné les tortures. On dépèce, mais vivant. Le cannibalisme émeut encore, quand Montaigne a stigmatisé cent fois pire : « À une autre fois ils mirent brûler pour un coup en même feu quatre cent soixante hommes tout vifs. » Et de s’indigner du prosélytisme des bourreaux revenus des mers…
Le passé reste sans appel ; force est d’en prendre la mesure. C’est pour un insigne refus de priorité qu’Œdipe tue son père. La voix de source d’Antigone qui s’éveille au-dessus d’un cadavre efface-t-elle le fratricide réciproque ? Rome a justifié les pires atrocités, et combien de rois à sa suite… Au petit matin de la Saint-Barthélémy, les survivants n’ont pas vu le Xanthe, mais la Seine rouge. L’holocauste des protestants après un génocide dans le Nouveau Monde, il y avait de quoi nourrir l’humanisme. On a tout jeté du passé, sauf que la guerre reste sainte.
Rousseau, peu suspect de sottise et encore moins d’aveuglement, avait posé la bonté à la racine de l’homme ; il a pu en prendre la mesure encyclopédiquement. Le bon Voltaire l’a renvoyé à quatre pattes. Et, soit dit en secret, qui ne se réjouit à l’idée qu’à la porte des enfants trouvés, Jean-Jacques a possédé son détracteur ? Il avoue l’abandon : il assied sa paternité. Quoi qu’il en soit, le genre humain réduit la bonté à un fard, un piège ou une naïveté. Il y a bien le « donne-lui tout de même à boire » du colonel Hugo à ce vrai trompe-la-mort que l’espèce de maure trompait en effet. La gourde n’a pas trempé les lèvres que, sitôt sur un coude, le blessé tire. « Le coup passa si près que le chapeau tomba. » Hugo a ménagé là l’exception qui confirme la règle. Quiconque veut prospérer empiète sur ses voisins ; la plante la plus haute ravit la lumière sous elle. Quand le même Hugo écrit Aux Feuillantines, « Abel était l’aîné ; j’étais le plus petit », l’innocent point-virgule jette Eugène à Charenton, vingt-cinq ans chez les fous, jusqu’à la mort. La bonté du poète ne tait pas le cadet qui le battait à même son propre talent : elle le tue et prend sa place. — Achever la lecture
Pierre Perrin, in revue Autre Sud n° 18, septembre 2002
[*] La politique est un travail d’augures ; l’autopsie, celui de la justice. Ce monde marcherait sur la tête si un chef d’État avait des d’états d’âme, et ses subordonnés. À une moindre échelle, pour le maître dans sa classe, le contremaître dans son atelier, l’intérêt du groupe l’emporte sur l’individu. Le chasseur considère-t-il sa proie ? Son plaisir est tout son horizon. Qui veut un gazon paisible plaint-il les taupes prises à ses pièges ? Quel que soit son grade, un tortionnaire n’achève en conscience que des moins-que-rien, des matricules. C’est pourquoi, dans l’action, chacun reconnaît au pire des erreurs que l’histoire, la première, juge sans appel. La justice est un fléau nécessaire qui bat peu de grain. Bornée aux seuls vaincus, elle presse une vengeance tardive. L’histoire serait le sismographe de la mémoire collective, si les guerres actuelles ne réalisaient pas de purs et simples destockages. (Comment justifier autrement une légitime défense préventive ?) Un marchand d’armes pète et la planète pue. Le présent est à chacun ; il est, par programme porté au pouvoir (quoique vite incinéré), à gouverner.