Pierre Perrin : Les Monstres, nouvelle [NRF, juin 1995]
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  • Pierre Perrin Les Monstres
    nouvelle in La NRF, juin 1995 – Deuxième partie

    La première fois que Marc avait invité Élise au restaurant — une heure de retard : Gaétan avait vomi de plus loin que lui. Elle avait gavé l’enfant de médicaments, et de recommandations la jeune fille qui le gardait pour l’occasion.

    — Je suis en retard, il ne va plus m’attendre. Mais non, je ne peux pas t’emmener avec moi. Dors vite, mon chéri.

    Tandis que le repas avait été immolé à la cause du malade, au retour, avant minuit, pas un bruit dans la maison. L’enfant dormait tel un patriarche. Et dès l’aube, les plus exquises miniatures avaient volé entre les mains de Gaétan qui voulait fabriquer un prototype. Marc allait voir ce dont le petit d’Élise était capable.

    La guerre n’avait pas attendu. Antoine avait explosé de colère contre les envahisseurs, avant d’apprendre au cadet d’adoption à frapper comme un champion dans une balle de tennis. Tous deux avaient bientôt sauté tels des chiens à l’entour d’un panier crevé que Marc avait dû suspendre à la porte de la remise, de toute urgence.

    Élise ne voyant de mal nulle part, chacun pouvait entrer à sa guise, les chaussures pleines de terre, taper les pieds sur le tapis du salon et puis soudain ressortir en chaussettes ou pieds nus dans la boue. L’essentiel, disait Élise en riant, était que tout le monde fût à son aise, heureux. Mais parfois la fée du logis éclatait en sanglots, la maison sens dessus-dessous. Elle avait récuré le matin, c’était à recommencer. La chasse aux pantoufles, Verdun.

    Chez Marc, les garçons s’en étaient pris à une vieille qui avait le tort d’avoir des cheveux violets, un très vieux tablier et un potager qu’elle ne quittait pas des yeux, sous l’église. Elle y cultivait de tout, par-delà les allées abondamment fleuries. L’été, elle tricotait d’un oeil, assise à l’ombre d’un groseillier. Une balle lui saccageait une poignée de fraises, une autre lui décapitait un plan de tomates. Elle trottinait, se baissait et la balle disparaissait dans sa poche kangourou. De l’autre côté du mur, on implorait la mégère puis on l’insultait, jusqu’au jour où Gaétan avait soudain cherché partout du fil de pêche. À une extrémité, il avait attaché une balle. Une balle ? Redoutafée, comme les enfants l’appelaient, aussitôt s’était rendue sur le lieu du crime, en maugréant. Trois fois elle s’était baissée jusqu’à terre, trois fois la balle avait reculé en direction de la route. On avait bien ri sous l’église. Le lendemain, ils étaient repassés près d’elle, en ricanant. Le jet avait jailli entre ses doigts, à pleine pression, presque une bouche d’incendie.

    — Tenez, prenez, mais reprenez donc, mes bons petits... Voulez-vous du savon ? Et revenez quand vous voudrez. Sur la cour, ils dégouttaient encore, de la tête aux pieds, hurlant comme des cochons.

    — Vous seriez allés nous chercher un seau de mûres pour les confitures... C’est qu’il aurait fallu les payer — plus cher que la clayette sur le marché.

    Élise cousait des rideaux, elle avait le génie de la décoration. Marc montait des cloisons, menuisait des placards. Les parents ne pouvaient pas ne pas travailler, les enfants ne pouvaient pas ne pas s’amuser. Ils regardaient pour la dixième fois Prédator ou Crémator, où le premier Connor venu se croit un canon fumant entre les cuisses. Le lecteur de cassettes d’Élise faisait des ravages sur Antoine. Pour cette dot soudain, il lui léchait le visage, dix fois par jour. — Lire la fin

    Pierre Perrin, La Nouvelle Revue française, n° 509 [juin 1995]


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