Pierre Perrin Les Monstres
nouvelle
in La NRF, juin 1995 – La fin
Profiter. Gaëlle était moins revêche. Elle aidait parfois, d’elle-même ; les deux sots, jamais. Qui plus est, leur faire respecter le tour de corvée était pire que d’effectuer soi-même la corvée. Antoine faisait valoir les pires droits. Il tolérait Élise dans sa maison. Qu’à cela ne tienne, ces grands petits, il fallait leur enfourner la becquée du bonheur.
Gaétan avait toujours été savonné, astiqué comme un petit prince. Marc survenu, il devait se débrouiller seul. Sans se mouiller un seul poil de cheveux ni de duvet, il inondait la salle de bains en signe de contentement. Le dentifrice de même éclaboussait le miroir, la serviette et les tapis, mais la bouche de Gaétan ne révélait aucune once de fraîcheur. Gaëlle échappait aux reproches, pas aux garçons. Il fallait à tous moments la protéger des pires chantages et de mesquineries sans nombre.
Le clou, c’était le câlin du matin où Élise voulait rassembler sur son ventre toute la maisonnée. Et je te pince, je te griffe ; un coup de pied. Il y en avait toujours un de lésé, un petit torturé, et encore et toujours des portes claquées. Marc, éperdu de calme, s’enfuyait préparer le café, tellement la famille recollée explosait d’enfants fous contre ses tempes.
Élise à la chair burlat, à l’intelligence champenoise, au clair sourire aussi renouvelé que l’horizon lui-même, le fier modèle de tous les peintres de toutes les époques, Marc la regardait soudain avec une horrible gêne. En peu de mois les nuits blanches s’étaient multipliées. Presque tous les soirs, jusque très tard, c’était des discussions à n’en jamais finir. Un cahier de soucis, qui aurait dû apaiser Gaétan, passés le titre et trois feuillets d’obsessions, n’avançait plus. L’enfant crevait de devoir partager sa mère, à qui désormais il faisait la morale :
– Comment peux-tu avoir à ce point oublié Papa ? Quand je serai majeur, tu feras ce que tu voudras, mais en attendant, tu dois m’aimer. Tu te dois à ton enfant, maman.
Blême, Élise en perdait ses mots. Une gifle aurait-elle éclairci le désastre ? Il se faisait tard. On se séparait tout de même, Élise pas déshabillée. Bientôt, de nouveau, la porte grinçait. L’enfant pleurait des gouttes, un bisou, une consolation. Un bisou ? trois, quatre, encore, plus, plus. Parlementer, à minuit passé. Chaque nuit davantage Élise et Marc se raidissaient d’angoisse.
De son côté, culpabilisé par sa mère, Antoine n’était pas en reste. Sous couvert d’humour, il faisait fondre en larmes Élise que, dans la cuisine, il traitait de Félicité ; il ne lui manquait que les perroquets. Parfois il s’emportait contre un menu, s’enfermait dans sa chambre où il s’empiffrait de gâteries, des miettes plein les draps. Il ne rangeait jamais ses habits et pouvait jeter une chemise qu’il avait portée à peine une heure. Un jour, au-dessus de son armoire des paires de chaussettes puaient. Ç’avait été cela, la famille centrifuge.
Ils avaient revécu peut-être l’âge de l’amour taillé. Ils avaient pris tous les coups, en tout cas. Ils avaient étouffé de lâcheté, chacun à préserver le bonheur de leurs crapules. Dieu n’a pas résisté au carbone quatorze. Il ne fut pas le seul.
Et pourtant leurs enfants ne les auront pas abattus – pas à bout portant.
Pierre Perrin, La Nouvelle Revue française, n° 509 [juin 1995]