Pierre Perrin, Un voyage sédentaire
[carnets, L’amour, extraits III]

Tant d’êtres attendent à l’infini la tendresse ; que les hommes sont sots à si peu la nourrir ! La vraie tendresse, la durable, couleur de la passion, est si rare qu’une inquisition préalable se justifierait presque tant l’indifférence, le mépris parfois, voire la haine cordiale couvrent d’une épaisse couche d’écailles cette terre et ses habitants.
Tu penses, donc tu hais !
Le soleil revenu, la recrudescence de la chaleur sur la terre instille le désir. Des bourgeons au reste attendent l’éclosion, énormes parfois depuis novembre, tels sur les lilas. Au saut du lit, là, il s’agit, homme, de suivre, de s’ouvrir de la gueule aux talons. L’amour n’a qu’à bien se tenir. Ah ! comment demeurer, tournailler, trembler ? Hélas, afficher une telle gouaille, c’est bien mal se préparer à pénétrer un espace passionné, ne fût-ce que le temps d’un cri.
Les clichés sont nets : la femme veut tout donner ; l’homme prend tout.
L’amour, c’est le oui-clos. La connivence y supplante le langage. Elle outrepasse la ceinture, à quoi la réduisent les érotomanes et les pisse-froid ; elle illustre davantage un point fixe : les pupilles dilatées retraversent les enfances illuminées. Les humiliations dépassées, le présent transporte l’extase ; la mort recule, son poids d’angoisse désintégré. La connivence, cette aura de la passion partagée, assure la plénitude à la mesure de l’homme.
Il convient de dépasser le sentiment pour mieux sentir les choses et plus encore les êtres. Le sentiment offre une accélération à vivre ; la plénitude réside au-delà. Le bonheur est irréductible au seul sentiment ; mais il est encore plus incompatible avec la seule routine, la banalité. La plénitude exige de donner non pas un mais tous ses sens à la vie. Alors une passion nous possède, et nous existons comme sur orbite. Se rapprochent en effet des révolutions de pensées, de sentiments, de douleurs, de plaisirs. Ce vertige maîtrisé incarne à lui seul la plénitude, l’absolu de vivre. — continuer la lecture
Pierre Perrin, Un voyage sédentaire, notes, éditions Possibles, 1986