Jean-Robert Comte a lu Le Goût de vivre de Pierre Perrin, Possibles Hors-série, 2025
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  • Jean-Robert Comte a lu Le Goût de vivre
    essai de Pierre Perrin, Possibles Hors-série, 2025

    couvertureDe ces dix ans passés et des notes accumulées dans son journal pendant cette période, Perrin tire cet essai où il rassemble ses idées, ses réflexions autour de ce qui constitue l’être, comme aussi de ce que sont les amours, le mal, la politique, la liberté, la religion, la culture, le goût littéraire, les faux et usages de faux, l’agonie de la littérature ou l’âme.
    C’est dense, riche, profond souvent, et mérite d’être relu, médité, repensé, d’autant que Perrin s’il ne cache pas ce qu’il aime et vénère (je le suis largement !), ne tait pas ce qu’il déteste (je pourrais en faire la liste et le suis encore largement !), quitte à s’attirer les foudres de ceux qui ne le suivront pas là.
    Particulièrement réussie, je trouve, sa capacité à dire la complexité de la nature humaine. Perrin est intelligent, cultivé, exigeant envers lui-même comme envers ses semblables et sa langue autant que ses idées l’atteste largement, jusqu’à une complexité que je n’ai pu percer. Il me semble en effet – parce que Perrin est sans doute plus poète qu’essayiste –, que son intérêt majeur pour la langue française et ses mots, par les images qu’elle peut suggérer, par les rapprochements qu’elle évoque, mais surtout par les allitérations, assonances et paronomases qui se multiplient sous sa plume et qui peuvent bien sûr éclairer la pensée première, l’infléchissent a contrario souvent, jusqu’à la rendre plus difficile d’accès et affecter la compréhension. Peut-être aussi est-ce une façon personnelle de rendre compte de la complexité du monde, des êtres humains et de leurs relations.
    On croisera donc souvent Montaigne en cours de lecture, les grands du XVIIe siècle, Racine, Molière, Joubert, mais aussi Diderot ou Rousseau, moins souvent ceux du XIXe sinon Courbet, Flaubert, Baudelaire et presque pas ceux du XXe siècle à part Gracq. Quant aux modernes qui ont souvent répudié tout héritage littéraire parce qu’ils courent le client du jour et sont donc populaciers et incultes…
    C’est que Perrin (et moi avec lui !) a horreur des lieux communs, clichés, vulgarités, inexactitudes, mensonges (voir ce qu’il dit de Courbet !) et que, pour lui, il n’y a pas de pensée sans syntaxe, pas d’écrivain qui ne soit gros lecteur, pas de clarté sans rigueur si bien que si Perrin est poète, romancier et essayiste, il est aussi critique littéraire, féroce.
    Mes chapitres préférés : « Dissipation du goût » et « Littérature en sachet »

    Jean-Robert Comte, Le Livre des visages, 10 avril 2025


    Citations

    « Chacun forme un univers, avec une myriade de trous noirs. Chacun semble un livre, qui seul rend compte de la complexité d’une vie. »
    « Pour moi, ni bel homme, ni laid, ni grand, ni petit, orateur dont les élèves appréciaient l’ironie, de culture à l’ancienne, sans complexe, j’ai appris à rejeter la douleur, à tempérer à peu près tout. »
    « La passion et la folie, qui aident à gravir des sommets, se tiennent par la main. Les mots devenus superflus, à elles seules les lèvres ouvrent un estuaire, élargissent le plaisir. Mais que l’aimé tourne les talons, nous voici tremblant de le perdre. Cette fièvre blesse autant qu’elle ravit. Est-il rien de plus sage qu’aimer à la folie ? Je plains qui n’aurait pas un cœur à rendre. »
    « J’essaie de trouver, entre l’angélisme et les bouffées de haine, un chemin. Ce chemin à lui seul signe une vie entière. »
    « On voudrait – puisque la foi conduit à croire, contre toute raison – qu’un jour de canicule, peut-être ébloui par l’arbre de la Connaissance, un prophète ait créé Dieu. »
    « Pour un minimum de sérénité, force est de borner sa conquête. Or la transgression nous excite. C’est dans cette sorte de tenaille qui nous prend à la gorge que le sacré s’est imposé. Il désigne l’inaccessible, l’inexplicable. Paraissant hors du monde, hors de portée de la raison humaine, le sacré fixe une angoisse pour certains. La dévotion le contient [...] La croyance figure-t-elle un forme de prostitution ? Vendre son âme pour le leurre de l’éternité et des œillères largement partagées, qu’y a-t-il de plus insensé et, pire, de plus criminel ? »
    « L’espèce humaine compte deux sexes, mâle, femelle. La biologie s’arrête où commence le délire. »
    « Durant vingt-cinq siècles, la culture proposait l’excellence. Le grand oeuvre aspirait à la perfection : l’élite était le moteur ; la prééminence, la règle. »
    « Comment le ridicule peut-il donc être promu ? Snobisme et cécité, aveuglement passager, œillères par les hauts murs de l’idéologie, de la religion, de la sexualité, paresse intellectuelle, complaisance, incompétence par inculture ou cécité, la logique en berne… telles sont les principales tares qui accablent la critique. Pour juger un œuvre à sa juste valeur, il faut avoir beaucoup lu et la lire, celle-ci, ce qui devient rare. »
    « Le roman un peu exigeant, qui élèverait la réflexion, est condamné. La poésie a disparu du champ public. Comment se peut-il que nul ne voie l’imposture, ou, la reconnaissant, y ajoute sa fourberie, pour se prostituer lui-même ? […] L’orthographe et la grammaire à l’abandon, l’ignorance assèche la rivière France. Les dictionnaires fermés restent des cimetières : les langues mortes étendent les déserts. »
    « Ne le crions pas mais, de tous les animaux, l’homme est le seul à pratiquer l’extermination, non seulement de 80 milliards de carcasses par an pour la seule table « humaine », mais aussi bien de ses semblables. Rôtir et le génocide sont le propre de l’homme. »
    « L’absence préexiste à notre existence. Un jour, elle cède à la façon d’une digue. Elle l’accompagne encore par intermittence. À la fin elle l’absorbe et reprend tous ses droits. Naître, c’est sortir de l’absence ; y rentrer, c’est mourir. C’est ainsi que la vie figure une éclipse du néant – très relative. À nos yeux incapables de discerner le commencement ni la fin de l’univers, le big bang fait ding-dong, mais qui tire la cloche ? Qui l’a élevée ? Que peut représenter un Dieu plus vaste que l’univers et le néant réunis ? Si nous fouillons notre mémoire, nous subodorons combien, pour respirer, celle-ci est trouée. Qui revisite ses amours découvre des trous noirs. Quel prénom n’a pas fui ; quel son de voix reste, quel grain de peau ? L’absence a raison de l’amour même. Pour moi, le vécu est mon maître. Il m’a traversé, sans pitié. J’avais dix ans. Amoureux d’un chiot comme d’un frère cadet, ma mère l’a fait tuer devant moi. Quelle faute avais-je commise ? Je ne l’ai jamais deviné. J’ai jeté au fond d’un puits le cadavre de ce crime, ma conscience d’enfant et mon cœur avec lui. Une douleur me possède encore […] Insurmontable, irréparable, pour la victime, le néant, pour moi, s’est dissipé à demi. »
    « Loin des fanatiques à confondre paix et soumission, si le dialogue enrichit qui aime les éclaircissements, une controverse exige de la jugeote. De ce que l’école enseigne, il faut conserver la méthode, dégraissée des idéologies, et toujours exiger la cohérence du discours. Si une conviction s’érige après qu’un faisceau de preuves l’éclaire, adoptons-la. En tout, il faut une barrière, en deçà de laquelle la société se défait. Taire ses convictions, c’est se mordre la langue. Tout falot finit cocu, le cul tourné. Si je déçois, jeune homme, jeune fille, jette mon livre. Un autre le ramassera, ou pas. Le cœur a ses fournaises, ses abattoirs, ses temps morts, ses glaciations. »


    Delphine leger a lu le même 10 avril —>

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