Pierre Perrin : les travaux quotidiens (Une mère, le Cri retenu)
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    Elle cultivait près de trois ares de jardin soigneusement enfermé d’un grillage et qu’elle fumait du fumier le plus noir. Elle raclait les pavés du fond de la place, pliée en deux, les jambes écartées, de la même façon qu’elle plantait et semait, sans rien perdre. On ne nous donne rien. S’il poussait une ortie, elle l’arrachait, la main tournait, le corps tendu tel un ressort. Elle récoltait les graines de ses lupins dont les couleurs enflammaient les allées. Tout autour de la maison elle binait des dahlias. Huit mois de l’année, elle taillait ses rosiers à temps perdu. Ce n’était pas elle qui eût laissé vagabonder des coqs dans la maison, elle tenait son ménage. Peu importait le travail de la semaine, été comme hiver, le samedi passé minuit parfois, les chaises sur la table, elle récurait à s’en casser les reins. Trempée de sueur, une sorte de rage heureuse filait sur ses lèvres muettes.

    Mariée tard, elle était repartie vers la liberté. L’appartement dans l’Allemagne occupée faisait d’elle à son tour une maîtresse de maison, et l’argenterie rentrait chez elle, au marché noir, et la belle vaisselle, contre du sucre, du café. Ce n’était pas pour s’enrichir, c’était pour être belle, pour vivre à son rang, à la force du poignet. À vouloir, tout au contraire, abandonner ce rang et l’uniforme, mon père a violé pour jamais son bonheur. Il l’a brisée comme un fagot sur le genou, l’a piétinée. Enfant, je ne comprenais pas qu’elle récurât le soir jusqu’à minuit parfois, dans une rage insensée, partout. Les pivoines, les lupins, les rosiers, l’été, cachaient le fumier. Mais la cuisine communiquait avec la rue et l’écurie, sans sas, sans vestibule. L’évier restait de fonte – impossible de le faire briller ! Sous l’escalier, il fallait souvent réamorcer la pompe. Dans le plafond nichaient des rats qu’on entendait courir et couiner en mangeant la soupe. Et je soutenais mon père contre les rares reproches qu’elle lui adressait. À mon tour j’élevais la voix contre sa tristesse. Elle, au lieu de me tirer vers elle, reculait, vaincue, toute son innocence persécutée. Ce qui m’éclaire, à ce jour, hier m’aveuglait. Maman, mes mots se perdent, comme de l’eau dans la terre trop sèche. Ils ne te trouveront plus.

    Pierre Perrin, Une mère, Le Cri retenu, Cherche Midi, 2001



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