Article de Daniel Guénette pour Finis litteræ de Pierre Perrin
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  • Daniel Guénette, lit Finis litteræ
    Hors-série de Possibles juin 2024

    couverture

    Le poète de Finis litteræ n’a rien d’un prophète de malheur. Contrairement à d’autres avant lui, il n’entonne pas le chant du cygne de la littérature. Du reste, il n’est point question de fin dans son recueil. C’est plutôt, nous apprend la quatrième de couverture, à la « pointe extrême » de la lettre que son titre réfère. Il est proche de Finistère, ce mot tirant son origine de finis terræ. « Le sonnet figure cette pointe. » L’ancienne forme du sonnet, ressuscitée, redevient ici actuelle, rendue moderne, nous dit la quatrième, par « l’oubli de la rime ». Un tel renversement risque d’en étonner plus d’un. Phénix renaît ici de ses cendres. Un paradoxe souvent s’avère riche de sens.
    Outre ce titre puisé à même l’Antiquité latine, outre la forme du sonnet, elle-même trésor quasi national de la vieille Europe, outre l’alexandrin tombé en désuétude un peu partout depuis plus d’un siècle et demi, il y a quelque chose de positivement vieux dans la poésie de Pierre Perrin, de suffisamment vieux pour que l’enfance y puisse remonter à la surface. Ce n’est pas rien. Les aubes d’autrefois reluisent désormais dans le lointain ; le chant les ressuscite, la nostalgie les mêle au crépuscule. Mais, il a beau ne pas être né de la dernière couvée, le poète en ces temps pour lui de pénultième sait de son regard embrasser le monde actuel avec intensité, avec lucidité. Un bel aujourd’hui ? Pas vraiment. Dans la première partie intitulée « L’époque fait le poirier », mais également ailleurs dans le recueil, le poète inscrit fermement son discours dans la conversation de l’heure, il participe aux débats de société.


    Faire le poirier est une expression qui signifie se tenir en équilibre sur les mains, les pieds en l’air, la tête en bas. Si le poète déclare que l’époque fait le poirier, c’est que tout ou presque de ce qui jusqu’à maintenant a été notre monde s’y trouve inversé. Le poète s’en prend entre autres au sens dessus dessous où se renverse aujourd’hui le sens des valeurs. À ses yeux, un certain progrès entraîne un incontestable déficit, une bien déplorable régression des us et coutumes. La culture se dégrade. Dans une volte-face sans précédent, la machine, dont fait parfois mention le poète, ou si l’on préfère le robot, a pris le relais de l’intelligence humaine et ainsi contribué à une bien évidente déshumanisation. D’où, sans doute, çà et là le recours à l’expression du tête-à-queue. La culture en notre époque de progrès équivaut non pas à la contre-culture, mais bien plutôt à l’inculture, à l’ignorance crasse. L’auteur ne se privera pas de faire le procès de l’école, des écrans bien calés au creux de la paume de nos mains, des yeux rivés dessus au détriment des pages de livres qu’on lit désormais de moins en moins. Procès aussi d’un certain type de littérature, lequel procès en contrepartie conduit Pierre Perrin à mettre sur un piédestal la finis litteræ qu’il préconise. Dans plusieurs poèmes, il dévoile son art poétique.
    Qu’on ne se méprenne pas sur ce point, Pierre Perrin est indéniablement notre contemporain. Pour nostalgiques que soient certains de ses plus beaux poèmes, il en est de nombreux qui s’apparentent à des armes de guerre. Il ne part pas en croisade, mais, depuis la ferme qu’il habite, il conduit une certaine campagne quasi militaire, et ce ne sont pas à des moulins à vent qu’il s’en prend. En gros, il milite en faveur d’un idéal qui a nom d’humanisme. « Quel progrès insuffler à notre espèce humaine ? » Il se pose la question après avoir constaté à plusieurs reprises jusqu’à quel degré de turpitude notre espèce est tombée, elle qui pour se nourrir « tue, dépèce, équarrit, débite quatre-vingts milliards de veaux, vaches, cochons, couvées et autres animaux domestiques, par an. » Sans compter les guerres qui sans arrêt sévissent à la surface du globe : « Si le cœur ni le Christ n’ont pas pu établir / Un paradis, ni foi, ni raison, ni confiance, / Je déplore, à nos pieds, la mort de l’humanisme. »
    Où en sommes-nous aujourd’hui avec le monde ? « Le Kosovo, l’Irak par deux fois, la Lybie, [sic] / Israël, la Syrie … Comment tenir le Mal ? » Le poète ne ferme pas les yeux. Il réfléchit. Il exprime clairement ses positions sociales et politiques. Par exemple, on ne tergiverse pas sur le sens à attribuer à l’un des premiers poèmes du recueil, celui intitulé « Dictature ». Il y est question de la Russie d’aujourd’hui et de feu Navalny, son opposant le plus célèbre. Un deuxième poème à la fin fait écho à ce sonnet. Tandis que le tyran « poursuit sa tuerie sur le front de l’Ukraine », nous assistons à l’enterrement du célèbre opposant. Ce poème est touchant, qui fait part du chagrin de la mère, du soutien qu’apportent lors des funérailles des milliers de supporters venus sur place saluer le défunt. C’est un sonnet contenant de très beaux vers, dont particulièrement les deux suivants : « Ô mère en ta douleur, plus droite que les cierges, // Ton martyr entre en terre où le peuple se terre. » On le sait, Racine a lui aussi produit d’excellents alexandrins.
    La mort rôde partout dans ces sonnets. Surtout, elle fauche d’abord un père, une mère, puis de vieux amis. Le poète leur rend hommage (dans le cas de la mère, un bémol s’impose ici comme on le verra plus tard) ; le poète leur offre un tombeau. En écho à Ronsard (« Je m’en vais le premier vous préparer la place »), il offre à Jean-François Mathé un très bel incipit : « Toi, parti le premier pour préparer la place, / Ta mort m’a assommé. » Frédéric Tison, Jean Pérol ont droit à pareil honneur, ainsi que René Char : « Il est plus grand que sa dépouille sous la terre. » Le poème qui lui est consacré, « Gisant debout » est dédié à Marie-Claude Char. Son dernier vers est extrait des Feuillets d’Hypnos. Une note à la fin du recueil demande à ce qu’on ne compte pas le e de l’un de ses mots. Voici la citation, suivie de la recommandation : « L’éternité n’est guère moins longue que la vie. » « Ne pas prononcer le e muet de guère. » Je mentionne cette note afin de marquer le souci manifesté par Pierre Perrin de se conformer en tout et pour tout à la règle du jeu. Un alexandrin compte douze syllabes, pas une de plus, pas une de moins. Plus important, me semble-t-il, est le fait que le poète nomme ceux qu’il aime, alors que dans le cas contraire il s’abstient de le faire. Ceux et celles qu’il fustige n’ont pas droit à la dénomination. Mieux vaut, semble-t-il, laisser l’ombre de l’anonymat recouvrir ces personnages dont la notoriété, aux yeux du poète, outrepasse le peu de mérite de leurs œuvres.
    Notre pamphlétaire se manifeste pleinement dans la section intitulée « Poésie et basse-cour ». Il y excelle dans le portrait-charge. Un certain petit milieu littéraire, tout comme la cour des courtisans d’antan, regorge de bassesses. Cette basse-cour est loin de trouver grâce à ses yeux.
    Où trouver du plaisir ? Vos sonnets sont féroces.
    Je ne suis pas cruel. Je rends mes proies plus vives
    Qu’elles ne paraissent. Que leur reprochez-vous ?
    La fausseté, la mièvrerie, les pâmoisons.
    Voilà un dialogue fort savoureux. Il appartient à une petite scène qu’on dirait croquée sur le vif. On croirait le tout extrait des Précieuses ridicules. Le poète critique ici l’artifice et la superficialité. On rencontrera dans le recueil bon nombre de poèmes relevant pareillement de la parodie, de la peinture et de la critique des mœurs, surtout littéraires. À dire vrai, ce dialogue fait songer à La Bruyère. Je vois en Pierre Perrin un esprit classique. Il doit sans doute souscrire à cette pensée qui se trouve dans Les caractères : « Quand une lecture vous élève l’esprit, et qu’elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l’ouvrage ; il est bon et fait main d’ouvrier. » Il y a de l’artisan chez notre poète dans la mesure où son verbe justement est mesuré et toujours, quant au sens, à proportion des hommes à qui il s’adresse.
    Le poète, ou cru tel, serait-il vaniteux ?
    L’humour reste une terre inconnue à ses yeux.
    Qu’une idée le traverse, elle et lui se chiffonnent.
    « Il neige » est interdit. La simplicité tue. Dans ce quatrain, et surtout avec « Il neige », je retrouve La Bruyère. Lisons le moraliste :
    « Que dites-vous ? Comment ? Je n’y suis pas ; vous plairait-il de recommencer ? J’y suis encore moins. Je devine enfin : vous voulez, Acis, me dire qu’il fait froid ; que ne disiez-vous : « Il fait froid » ? Vous voulez m’apprendre qu’il pleut ou qu’il neige ; dites : « Il pleut, il neige. » Vous me trouvez bon visage, et vous désirez de m’en féliciter ; dites : « Je vous trouve bon visage. » – Mais, répondez-vous, cela est bien uni et bien clair ; et d’ailleurs qui ne pourrait pas en dire autant ? – Qu’importe, Acis ? Est-ce un si grand mal d’être entendu quand on parle, et de parler comme tout le monde ? Une chose vous manque, Acis, à vous et à vos semblables les diseurs de phœbus ; vous ne vous en défiez point, et je vais vous jeter dans l’étonnement : une chose vous manque, c’est l’esprit. Ce n’est pas tout : il y a en vous une chose de trop, qui est l’opinion d’en avoir plus que les autres ; voilà la source de votre pompeux galimatias, de vos phrases embrouillées, et de vos grands mots qui ne signifient rien. Vous abordez cet homme, ou vous entrez dans cette chambre ; je vous tire par votre habit, et vous dis à l’oreille : « Ne songez point à avoir de l’esprit, n’en ayez point, c’est votre rôle ; ayez, si vous pouvez, un langage simple, et tel que l’ont ceux en qui vous ne trouvez aucun esprit : peut-être alors croira-t-on que vous en avez. »
    Gide commentait ainsi sa lecture des Caractères : « Je relis Les Caractères de La Bruyère. Si claire est l’eau de ces bassins, qu’il faut se pencher longtemps au-dessus pour en comprendre la profondeur. » Je n’exagère pas en utilisant les mêmes mots pour commenter ma lecture de Finis littéræ.
    Les aspects polémiques, les têtes de Turc auxquelles s’en prend le caricaturiste ne doivent pas faire oublier certains aspects tout aussi importants de ces 112 sonnets. J’ai évoqué l’enfance et la mort. Dans l’un des plus poignants poèmes du recueil, enfance et mort justement se retrouveront. Mais il est d’autres thèmes qu’il convient de mentionner. La seconde partie du recueil s’intitule « Le dit de l’amour ». Elle recèle des poèmes qui sont des odes à l’amour, qui célèbrent la rencontre amoureuse, les plaisirs de la chair, la communion des âmes. On voit par moments poindre des élans dignes du fou d’Elsa. « Tu es venue, tu m’as levé d’entre les boues. » La poésie de Pierre Perrin est érotisante à souhait. Les lèvres mêlent des haleines de miel, les fruits embaument les étreintes, ils gémissent : « Toutes les fleurs et tous les fruits nous appartiennent. / De l’un à l’autre, des mésanges plein la tête, / Nous élevons nos vies sous une paix d’étoiles. » Et « Qui s’abreuve à sa bouche ouvre une mangue fraîche. » Et encore : « Elle se livrait nue comme on roule dans l’herbe. / Elle ouvrait le mystère, agrandissait le temps. » Je n’en finirais pas de citer, tout particulièrement ceci qui me paraît sublime : « Où la ferme douceur de la pêche au soleil, / Qu’on retient de tomber au lieu de la cueillir ? »
    Il y a dans l’univers poétique de Pierre Perrin un je ne sais quoi qui le rend des plus sympathiques. Un homme est ici présent, qui s’adresse à nous, qui se montre tel qu’il est, sans précautions, sans ambages, je dirais même avec courage. Oui, courage, puisqu’il ose dénoncer et prendre position, ne serait-ce qu’en soulevant des voiles et en nommant un chat un chat. Il parle avec franchise, avec droiture. Son goût pour la simplicité le rapproche, ainsi que son amour des chats, d’un certain Léautaud.
    Vient toujours forcément un peu l’heure des bilans lorsqu’on a produit une vingtaine d’ouvrages répartis sur un bon demi-siècle. On est alors plus ou moins en retrait, mais vraiment pas tout à fait dans le cas de notre poète. On peut, puisqu’il a parlé d’une ferme dès le poème liminaire du recueil, se le représenter à la campagne, lisant, écrivant, s’occupant de son jardin et de ses chats, coulant des jours heureux avec sa compagne. Mais sous ces dehors apaisants, la folle du logis ne reste pas longtemps sage et tranquille ; elle sursaute, s’empresse de piquer à nouveau la curiosité du poète. Le monde est là. Il faut continuer à le regarder droit dans les yeux. Ce monde présent n’oblitère pourtant pas le monde ancien, à preuve, le sonnet ressuscité de ses cendres ; à preuve, cet enfant toujours vivant qui a enterré son père, sa mère et son chien. Le passé ne meurt jamais. Il inspire au poète de très belles pages sur ce qu’il appelle l’âme. On peut également en lire de fort douloureuses. À la fin de l’ouvrage, Pierre Perrin revient sur une scène déjà évoquée dans Des jours de pleine terre, et, j’en mettrais ma main au feu, dans ce que je devine être un livre extrêmement puissant, Une mère, le Cri retenu. Ce n’est pas détail innocent. L’enfant avait « élu un chien ». Tous deux formaient « un duo, à la vie, à la mort. »
    J’ai dix ans, quand ma mère arrache le trésor,
    Le fait tuer devant moi. Tout ce sang innocent
    Fume encore et mon cœur n’a pas coagulé.
    De l’un des tout premiers poèmes du recueil je retiens les vers suivants : « Louis-René des Forêts prie la voix de l’enfant, / Un don du ciel, de ne jamais se taire en nous. » Quoi qu’il en puisse dire ou penser, la voix de l’enfant chez Pierre Perrin ne s’est jamais tue. C’est elle qui, métamorphosée par les âges, lui a inspiré les 112 très beaux poèmes de Finis litteræ.

    Daniel Guénette, 17 juin 2024 sur son blogue Dédé Blanc-bec

    Premiers retours de lecture [10 juillet 2024]

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