La Vénus de Milo et mes choix d’écriture [par Pierre Perrin]
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    La Vénus de Milo et mes choix d’écriture

    photo©AlainNouvel

    Qui descend de Beauvoisin vers Buis-les-Baronnies peut apercevoir, au bord de la route, une sculpture. J’ignore si son propriétaire l’a baptisée, mais n’incarne-t-elle pas Vénus, dernier cri ? D’un clin d’œil en plastique, celle-ci renvoie vers un milieu d’eau de mauvais goût [Milo], puisque la première fut découverte par un paysan dans un champ. Le capitaine Haddock a-t-il jamais proféré à l’adresse d’une femme : « Espèce d’extincteur ! » Un extincteur tient lieu de tronc. La tête a tout d’un moyeu de roue détaché d’un véhicule thermique. Le trou garantit le sourire. L’iconoclastie assurée, la déesse de fer offre des seins de cathédrale. Un descendant de soudards, peut-être, qui s’ignore – n’aime-t-il pas quelque signora ? –, a soudé quatre membres repris de mécaniques, hélices, bielles à la casse. Certes, il a dû s’amuser. Pourquoi le verrais-je m’abuser ? Pourquoi l’art à ce sommet, si pompier, ne me fait-il pas rire ? La modernité signale un progrès. On va plus vite en avion qu’en calèche. En art, un progrès signifierait que l’espèce humaine a grandi. Malgré les gains de longévité, il n’en est rien. Staline fut pire qu’Hadrien.

    Venu des champs, lui aussi, l’alexandrin verse douze syllabes puis revient à la ligne. Le moderne le récuse, le détricote. Faute de lui trouver force cailloux, ferrailles, la modernité l’exige déraillé, en chiffonnade. Le lecteur doit s’encanailler, comme pour admirer la Vénus à laquelle un câble sert de balustrade. Le modernisme décapite la beauté. L’exigence d’une forme neuve au prix de l’inculture rend aveugle. On se gargarise de jamais vu, si ce n’est d’invisibilité. Pourtant Montaigne condamnait le calligramme chez les Grecs. « C’est un tesmoignage merveilleux de la foiblesse de nostre jugement, qu’il recommande les choses par la rareté ou nouvelleté, ou encore par la difficulté, si la bonté et utilité n’y sont joinctes. » [Essais, I, 54.] Plus loin : « Pourveu qu’ils se gorgiasent en la nouvelleté, il ne leur chaut de l’eficace. » [Montaigne, Essais, III, 5.]


    Il se trouve que le premier moderne, en poésie, Baudelaire – l’université a trouvé chez lui « wagon » – condamnait ces dérives. « Le goût immodéré de la forme pousse à des désordres monstrueux et inconnus […] les notions du juste et du vrai disparaissent […] l’absence nette du juste et du vrai dans l’art équivaut à l’absence d’art […] ce que la bouche s’accoutume à dire, le cœur s’accoutume à le croire […] toute littérature qui se refuse à marcher fraternellement entre la science et la philosophie est une littérature homicide et suicide. » [L’école païenne, 1852.] Ai-je tort de préférer Baudelaire à Barthes, un sculpteur sur marbre à un soudeur ? Peu importe. Je sais trop combien la suffisance cache mal mille insuffisances. Je vois que le sonnet, efficace sur le plan de la concision, densifie la pensée. Certes, merveille de rigueur, l’alexandrin demande attention au lecteur. Ce n’est plus de mode, à laquelle j’ai laissé la rime, « ce bijou d’un sou », que j’abandonne aux publicitaires. À la suprématie de la beauté, qui préfère un laideron ? Si dire l’homme autrement que par la rouille renvoie aux calendes, je préfère m’effacer plutôt que m’affaler. Adieu, modernité, cul-de-sac de la pensée.

    Pierre Perrin, Notule, 10 juin 2024

    La photo ci-dessus m’a été offerte par Alain Nouvel. Qu’il en soit remercié.

    Lecture par Christian Ghiotti, [17 septembre 2024]

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