Pierrick de Chermont a lu un premier état de Finis litteræ de Pierre Perrin
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  • Pierrick de Chermont a lu Finis litteræ
    premier état [ordinuscrit] du Hors-série de Possibles [juin]

    couverture

    Champlaux, des 23 au 27 mars 2024. Cher Pierre,
    Sous mes fenêtres, la neige tombe avec la nonchalance de ceux qui se savent simples passagers. Les jonquilles frissonnent sous cet inattendu. Je goûte l’apaisement et le calme de l’heure printanière qui passe.
    Samedi, je me demandais comment te rendre compte de la lecture que je m’apprêtais à faire de Finis litteræ [ordinuscrit en premier état adressé le 13 mars par courriel]. L’idée m’est venue de te proposer des « minutes » de lecture, notes prises sur le vif au fil des pages. Tu les retrouveras ci-après. Les relisant, je m’encourageais à reconduire l’exercice, tant il est intéressant, en y ajoutant l’heure, les minutes-secondes et le numéro de page, ce que je n’ai pas fait pour toi
    Maintenant, exercice plus périlleux : après ces premières lectures, porter un témoignage « à froid ». Autorise-moi un retour un peu ébouriffé, sans souci de cohérence et d’ordonnancement.
    D’abord, il s’agit bien du poète Pierre Perrin : même veine, même allure que Des jours de pleine terre. Tu as une signature singulière et parfaitement reconnaissable.
    Je m’inquiétais, si j’ose, d’affronter la lecture de sonnets en alexandrin. Saurai-je encore en lire ? Mes appréhensions n’ont pas tenu trois pages. Mieux, cette forme établit une espèce de conversation qui permet au lecteur de « répondre » au poème. En effet, comme la forme est connue, et brève, on la lit « sans crainte », puis on écoute, dans le silence qui l’accompagne, les effets produits. On pourrait même affirmer qu’elle établit un rapport d’égal à égal entre le poème et son lecteur, une camaraderie jouant entre familiarité et courtoisie. Plus étonnant : cette forme « distingue » le lecteur. Je m’explique : la poésie actuelle se propose souvent de parler en lieu et place de celui-ci, de dire pour lui ce qu’il ne parvient pas à (s’)exprimer. Ah oui, se dit-on, l’arbre, le silence tels que le poème me les « révèlent » sont bien ainsi ; je ne m’en étais pas rendu compte (et d’ailleurs, à quoi bon puisque d’autres le font mieux et ma place). Rien de tel dans ta série de poèmes : nous sommes en conversation avec le poète, nous passons par ses humeurs, ses marottes, ses provocations et rêveries dont il nous fait « confidence ». Et nous sommes libres de les recevoir comme bon nous semblent. Nous sommes « distingués » et non pas « embarqués ». Autre élément intéressant sur le plan poétique : tu réouvres, avec évidence, un pan oublié de la poésie. À te lire, soudain on se rappelle qu’elle n’a pas à se cantonner au rôle de mystique pour temps de crise, ou de proposer une philosophie lapidaire pour auteurs démunis. Elle dispose aussi de cette puissance conversationnelle qui incite à réagir, à se désensommeiller.
    Ta veine, sans s’y limiter, est le sonnet moraliste (et non pas une confiture à base de moraline). Il y a dans tes poèmes un mélange d’un Saint-Simon acerbe et sans concession, et d’un La Bruyère non pas désabusé mais ironique, amusé et donc, finalement, qui croit en un (ou des) autre(s) possible(s). Deux autres territoires que tu occupes : l’enfance et ses douleurs qui ne passent pas, et l’érotisme ou plutôt le désir (« le désir prend son temps. Il germe. Il fait la roue »). Tu manies par lui une forme de paradoxe : à la fois il est rencontre, exploration, contentement, mais il est aussi celui qui fonde une singularité et à ce titre, constate (et accepte bien volontiers) une mise à distance. L’érotisme, par toi décrit, n’est pas rencontre mais deux explorations parallèles (« La rencontre renvoie, sans détour, à soi-même » ou encore « un chant de deux oiseaux à la becquée », ou encore « un remugle d’ego », ou encore « Avoir aimé a embelli leur solitude »).
    Finissons par ton Approche de l’âme. Ayant laissé ouvert mon ordinateur sur ce dernier poème, Laurence est tombée dessus et m’a dit : « De qui est-ce ? C’est très beau. ». Je n’ai pas beaucoup à ajouter, sauf à vouloir bavarder pour n’oser dire aussi simplement la même confession. Dans ce bavardage, j’ajouterai la pointe stoïque de ta poésie qui se glisse si bien dans ce poème : « Le meilleur d’une vie améliore les autres / Il ne garantit rien pour soi ni pour personne ».
    Cela me permet une conclusion provoquante pour saluer cet ordinuscrit : Pierre Perrin, dans Finis litteræ nous propose une sagesse à portée de fusils (pour ceux qui regimbent). Amitiés fidèles, Pierrick


    Minutes d’une (première) lecture de Finis litteræ.

    Samedi 23 mars
    Je m’étais engagé à te lire à partir d’aujourd’hui, à Champlaux. J’aime le mystère de ces rendez-vous qu’on se fixe dans l’illisible d’une promesse. Le plus mystérieux est encore que l’esprit s’y accorde « naturellement » ; qu’il n’est pas surpris de prendre le manuscrit aussitôt arrivé au point de rendez-vous et d’y plonger.
    Voilà, je suis bien en place. À côté de l’ordinateur où ton texte va défiler, j’ai installé, comme une sonde, un cahier de notes à mes côtés. J’interromprai ma lecture aussitôt qu’une pensée fera retour sur un vers. D’avance, je sais n’y arriver que très imparfaitement. Un poème met le lecteur en bouillonnement de pensées, ou plutôt de vie intérieure. La plupart des mouvements reste informulée, ou alors, ils circulent si vite et si silencieusement qu’il n’y a pas moyen de les « saisir ». Ces notes sont donc de simples traces, très imparfaites.
    (Ajout du 27 mars : j’ai choisi d’en reprendre certaines et de les compléter car leur formulation relevait davantage de la page cornée que d’une notule, d’un brouet mémoriel que d’un témoignage sur le vif. Bilan : ces minutes relèvent d’un homme qui fut ivre mais veut en parler sobrement. J’espère qu’elles t’intrigueront ; sur ce, fais-en ce que bon te semblera.)
    En m’attardant sur le titre Finis litteræ, aussitôt, j’ai replongé dans les couleurs du week-end dernier, à Brest. L’étonnement, en retour, est de constater m’y être trouvé sans savoir perçu cette fin de terre : l’océan n’y fait pas plus océan qu’ailleurs, le gris du ciel aussi familièrement qu’ailleurs se plie à sa tâche de reflet ; les activités des anonymes, comme les nôtres, les déplacements, les discussions, tout glisse et s’agite sans accorder la moindre place à cette fin de terre, à ce qu’elle recèle comme abîme, comme possibilité racinaire et provisoire tenue depuis cette limite géographique. Exemples : comment s’agite dans le secret de nos intérieurs cette vérité immémoriale de la mer et de ses eaux peuplés de monstres et de noyés ? Comment la côte forme une toute autre frontière qu’un cadastre administratif, comment elle figure l’ultime frontière, celle qui sépare la vie et la mort ? Ou encore, propre à ce coin du monde, comment reçoit-on cette dansante provocation des marins qui s’élancent d’ici sur un océan perclus de brume, tels les Ulysse de Dante ?
    Puis, commençant à « tourner » la page, me vient cette réflexion : en osant un vers rythmé, alexandré, sonnetisé, tu proposes la même vérité anthropologique : nous n’avons pas les moyens pour placer l’abîme en nous. Le savoir, dont nous nous croyons riches, ne nous donne aucune prise pour vivre l’invivable que nous jouxtons. Cessons donc de jouer à ceux qui en savent plus ou mieux ! Choisissons notre réalité humaine commune telle qu’elle se présente à tous : vivre, inconscients que nous sommes, au bord de l’abîme Ayons le seul courage qui vaille : ignorer l’abîme pour mieux le donner à voir. Tel me semble le pari que tu prends en misant sur cette forme.
    « La concision […] emprunte au lyrisme, à la caricature et à la réflexion ». Je déguste cette formule. Oui, il y a un goût renouvelé, aujourd’hui, pour l’exigence sobre ; et si, en plus, une pointe de sel, sous forme d’humour, y brille, s’y joint alors la forme véritable de l’hospitalité, celle qui construit des camaraderies avec des hôtes de passage.
    « La voix marque une pause à la fin de chaque vers » Pierre, tu as dû être prof… Plus sérieusement, je m’inquiète : suis-je encore capable de lire de l’alexandrin ? Ou, plutôt l’ai-je jamais su ? Seul élément de réassurance : je me souviens avoir lu la semaine dernière du Hugo et m’y être trouvé bien.
    Le gui des druides : « Dire dévore » Allitération douloureuse.
    Fin de cette trop rapide première prise en main. En regardant l’heure, je (re)découvre qu’entre prendre un livre (fût-il électronique) et le lire, il y a un temps de latence, comme lors d’une première rencontre où, même si des paroles sont échangées, il y a ce besoin de percevoir et de se recevoir mutuellement, cet échange muet les yeux dans les yeux, ce besoin de percevoir la silhouette rencontrée telle qu’elle se dessine dans les invisibles. Oui, nous avons besoin de préliminaire, même avec un recueil de poésie ; oui, pour vivre ensemble, il nous faut d’abord (musicalement) nous accorder.

    Dimanche 24 février
    Reprise de la lecture. Le rythme est désormais celui du voyage en train. Merci à cette forme si confortable. Elle invite à la contemplation des paysages en se faisant oublier.
    Un vers soudain : « L’angoisse est une antienne. Au cœur, est la crécelle.» La sonorité d’abord : [goi] [tienne] [keur] [kkré] [el]. Le registre antienne associé à angoisse, cœur à crécelle. La stupéfaction de ce dernier mot qui n’en finit pas de résonner.
    Puis un autre : « Les cendres attendront que la tendresse explose. » Non pas la sonorité cette fois mais qu’on [je] rapproche « naturellement » cendre et explose ; si bien que se dégage un nuage de poussière comme lorsqu’on donne un coup de pied dans un tas de cendre d’un feu éteint. Le mot tendresse arrive ensuite et dégage un sentiment de joie familière.
    Je lève le nez, remarque le titre de la partie (il était temps) : L’époque fait le poirier. Aussitôt, je pense à l’anecdote de Kérouac qui, pour se remettre de ses cuites, faisait au matin le poirier pour éviter les phlébites. Je ne sais pas si tu avais cette anecdote en tête mais elle va colorer la suite de ma lecture.
    Je n’ose me pencher sur la question du père et de l’enfance. J’écoute, j’écoute seulement. Bien sûr, en secret elle m’interroge sur le mien, mort il y a près de deux ans. Deux ans ? J’aurais dit hier. De fait, il n’en finit pas de mourir.
    Pierre, moraliste de notre temps : « L’hypocrisie reste le pire engrais de l’homme ». Je découvre, en relisant le vers, que j’ai intérieurement recouvert le mot engrais par celui de lisier ; ce jus pisseux qui accélère la pousse des herbes dans les prairies dans un premier temps puis les rend infertiles par leur acidité et tue ensuite la poiscaille des rivières. Mieux vaut le fumier, plus lent et plus exigeant. Oui, c’est cela, l’hypocrisie accélère les relations, puis les acidifie et les dépeuple. Mieux vaut le bon vieux fumier de l’insulte, un bon grain de colère passager et sonore.
    Sur la série lapidaire de poème contre l’esprit du temps, ce vers : « L’ours et la rose enfin se remplacent l’un, l’autre. » L’inattendu rencontre de l’ours et de la rose. Le premier danse, la deuxième contemple ; l’un brun, l’autre rose. J’ai aussi pensé au vers d’Isaïe 11, 7-8 (Bible de Jérusalem) : « La vache et l’ourse paîtront, ensemble se coucheront leurs petits. Le lion comme le bœuf mangera de la paille / Le nourrisson jouera sur le repaire de l’aspic, sur le trou de la vipère le jeune enfant mettra la main. » Une même liberté paisible s’en dégage.
    Beaucoup à dire sur : « Si le cœur ni le Christ n’ont pas pu établir / Un paradis, ni foi, ni raison, ni conscience / Je déplore avec vous la mort de l’humanisme » me revient alors un autre vers qui m’avait frappé (ce dont je ne m’aperçois que maintenant) : « Qui joue avec les mots croit penser, quand penser / C’est poser des questions. Lui, entend des réponses. » Beaucoup à dire, mais quoi ? En vrac : « un » paradis, ça n’existe pas (à lire avec le ton du poème de Tardieu : « Quoi qu’a dit ? / – A dit rin »). Seul « le » Paradis existe, au sens où notre existence en tant qu’humain n’est pas un impossible, existe mais pas en ce monde ; ou plutôt, existe en ce que notre humanisme – capacité à être des hommes – sur cette terre n’est pas mortel, ou encore, ne dépend pas de nous « seuls » (Deo gratias, si tu me permets), de nos (trop ?) faibles moyens. Pourquoi le lien avec cette autre proposition ? Celui de m’avoir fait gamberger. Penser, ce n’est pas jouer avec les mots. Tu as raison. Mais penser commence par la réponse. La question est seconde. Elle est la part stupéfiante (au sens le plus fort) de la réponse. Elle vient revêtir la réponse du mystère qu’elle contient, mystère qui met l’esprit en marche, non pour le rejoindre, mais pour cheminer avec lui – un temps.
    Méditation rapide sur le retour du politique en poésie, de la vie dans la cité, dont tes poèmes sont un nouvel exemple. D’où vient ce jaillissement ? Nécessité fait loi, dit l’adage. À certains égards, me frappent la diversité des champs poétiques labourés désormais : spiritualité, mystique, philosophie, et donc maintenant, le politique, voire la géopolitique et la morale. Nous sommes (pour te faire sourire), un peu le petit cochon maçon vers qui les deux autres accourent quand le loup souffle sur leur bâtisse. Ou encore, la poésie comme arche de Noé des temps présents.
    Changement de ton : « Le dit d’amour ». En filant les poèmes de cette partie, je m’apercevrai plus loin que, non, le ton ne change pas systématiquement. La frappe et la pointe de l’arrière-arrière-arrière-petit-fils de Saint Simon reste batailleuse.
    Le premier vers se maintient longtemps sur la rétine, bien après sa lecture : « En réciprocité, l’amour est sans limites. / Il rassasie la faim de vivre en plénitude. »
    Plus loin, à nouveau le terme de plénitude. Il vient s’articuler cette fois avec sagesse : « Elle [la folie] encense un désir de vivre en plénitude. / La tendresse conjoint la sagesse et l’amour. » ces deux vers m’impressionnent car ils distinguent folie et plénitude d’un côté et tendresse et sagesse de l’autre ; « et l’amour », par son rajout semble unir les deux propositions. Et, effectivement, tout se mêle dans ma lecture : je crois voguer sur une mer de synonymes. La surprise vient que ce mouvement ondulant a rapproché sagesse et plénitude. Tiens, me dis-je, comme c’est juste, comme c’est fort. Oui, la sagesse est (aussi) la recherche de la plénitude !
    Beaucoup à dire pour commenter ce demi-alexandrin : « Ils vivent Dieu entre leurs bras. » Il pourrait servir de base à une théologie du mariage, digne des penseurs du moyen âge, quand ils rapprochèrent l’union d’un homme et d’une femme et l’union de Dieu avec son peuple (audace, sur le plan théologique, inouï, limite blasphématoire). Je ne doute pas de t’entraîner au-delà de ton vers, et ce n’est pas le but ; plutôt je cherche à te partager la méditation intérieure que produisent tes vers ici, une méditation qui s’interroge sur comment des pensées traversent les siècles et se posent sur les branches d’un esprit sans se soucier de son essence arboricole (théologique ou agnostique) pourvu qu’elles puissent y établir un nid.
    Oh ce vers : « J’ai vu des veufs pleurer jusque sur leur tombeau ». Ou encore ce vers témoignage si délicat dans le rendu de la scène : « Dans les sous-sols d’un hôpital, une grand-mère » avec sa sévérité attique renforcée par la rime qu’il propose : « son fils parti en terre »
    Vers la plénitude. Évidemment, le titre du poème m’attire, ayant déjà relevé quelques emplois du mot. Mais le poème s’en tient au repas charnel, sauf sa finale : « tendresse qui éclaire leurs pupilles »
    L’amicale provocation perriniènne avec le poème La prière. Au passage, mesures-tu l’effort géographique que tu me demandes ? la prière étant pour moi la chaumière la plus retirée – à peine une bougie – de mon existence ; et là, tu me demandes de monter dans une mansarde et de m’exclamer avec toi : « Foin de bondieuserie, bordel ! Vive le dieu Fragonnard, avec le verrou sur la porte, et le halètement gémissant tandis qu’elle brûle et qu’il “l’embouque”. Allons Pierrick, cesse de faire ton quaker et goûte avec moi les joies charnues du XVIIIe » Certes, je te réponds, certes, au mitan de la semaine sainte.
    Sur un poème, je crois comprendre M., n’est-ce pas…
    Mystère de ce vers : « J’écris, à peu d’années, un autre amour divin. » Curieux de t’entendre davantage sur cette proposition.
    On dirait du Saint-Simon : « La rigueur l’horrifie. La liberté l’enferme./ Seul le vent lui convient, tout le reste à la casse. »

    Lundi 25 février
    Quelle étrange déclaration : « Hors de nos affections, je me préfère seul. / L’ennui m’est inconnu. Je débats en moi-même. » J’y entends pourtant une vérité anthropologique. Elle rejoint la réflexion d’hier sur le désir et l’érotisme : l’affection, par prudence et la solitude par devoir, si j’ose ramasser ta proposition en une lapidaire formulation.
    Oui, dans cette suite de poèmes, il y a aussi de l’humour, le vrai, celui qui découvre nos idolâtries : « Le juste choix des mots et leur combinaison / Équarrit la pensée d’un auteur qui sait rire. »
    L’arrangeante couleur que dégagent les apostrophes : les « p’tits interstices ». On dirait que l’alexandrin se parle à lui-même et nous partage son plaisir.
    Pierre Perrin cette fois en tenue La Bruyère : « Le snobisme est le propre des pauvres d’esprit. » Et encore un : « Dénoncer le succès d’une médiocrité / Tait la médiocrité de son propre succès. »
    Et celle-ci, plutôt Saint Simon, non ? « La jalousie assigne un goître à son sourire. »
    Plus loin, voilà Pierre en personne : « J’ai peur, je tremble encore, assuré que j’écris Vrai. / L’art exige un feu, mais qu’il soit maîtrisé. / Monologuer d’une voix d’encre est sans recours. » Le dernier vers est déterminant : le poète ne sortira pas indemne de son travail. Il ne s’agit pas d’une grâce, d’un superflu (en deux mots), mais il faut payer de sa personne en poésie. Être à la fois le feu, le métal à fondre, le marteau. C’est toujours être et vivre en soi le triple état d’acteur, de l’action et de l’acte. Après un de tes poèmes, j’ai envie d’ajouter : « fait de mains d’homme ».
    Et hop, une autre saint-simonienne : « Pets de lapin, ses prescriptions valent merveille. Nos impôts payent cette larve. À sa mesure, L’inculture prospère et tous s’en réjouissent. »
    — Dernière partie : « Approche de l’âme. » Entrons au pays stoïque, car, je te prête aussi ce côté du romain sévère sur les mœurs de son temps.
    Mystérieuse et vivante proposition : « La vie tient dans ce qui trouble, enchante, propulse, / Accompagne une chute et droit dans les orties. » La finale sur les orties est « droit » sortie de l’enfance. Nous sommes les enfants de nous-mêmes.
    Peut-être un nœud de compréhension (pour moi) : « La vie culmine au sexe, au partage absolu. » Je ne le crois pas ou du moins, il me faudrait mieux comprendre ce que tu entends par sexe. Pour ma part, au hasard (provoquant) de la plume, j’écrirai plutôt : « la vie culmine dans la fidélité, à l’ouverture qu’elle impose » Fidélité à quoi me diras-tu ? Et telle est la question qui tel un Virgile nous fait cheminer. Elle commence par ces vers : « « Étant à mi-chemin de notre vie / je me trouvais dans une forêt obscure, / la route droite ayant été gauchie. » (Dante, traduction Robert).
    Je ne crois pas à cette défection : « Le temps se meurt où Dieu, la forêt, les saisons / Établissaient un tabernacle au cœur de l’homme. » Le tabernacle a été fracassé, certes ; mais tant de fois, par profanation ici, par distraction ou négligence là. Je suis marqué, tu le sais, par mes lectures de la Bible. Je frémis chaque fois que je lis Abraham « négociant » le sauvetage de Sodome en fonction du nombre de sages s’y trouvant. Lui aussi devait craindre que, malgré une jauge descendu à dix, la ville soit ravagée faute d’atteindre ce nombre. Reste-t-il par le monde dix sages ? Cela suffit et cela, pourtant, est déjà beaucoup.
    Superbe : « Il faudrait boucharder la patience, édifier, / La sagesse. » Bel emploi du verbe. Puis j’aime bien le contraste boucharder et édifier. Parfaite définition de la sagesse.
    Et ces trois vers qui valent quitus : « Où ton âme demeure, en moi, la place éclaire / La pauvreté. Mais je te dois les prés, les bois. / Tu restes vif. Et ma mémoire oublie la peine. »
    Oui : « La poésie unit quelques morts aux vivants. » Dimension si « naturelle » et si inconsciente de notre art. Dans les œuvres d’art, l’artiste est pratiquement effacé au profit de l’œuvre. En poésie, poète et poème sont insécables.
    J’ai accéléré ma lecture. Je veux finir avant de basculer vers mon autre vie, la « professionnelle ». Je reviendrai dessus. Il m’importe, dans la lecture d’un recueil, d’effectuer une première lecture en deux ou trois « prises » maximum. Or les fenêtres temporelles, malgré batailles, sont âprement négociées et les marges bien rares.

    Voici les vers relevés. Je les numérote pour y revenir derrière, et ainsi garder le double temps : lecture et commentaire.
    1. « Si le ciel est chez lui partout, sur terre, l’âme / Est devant, et derrière, entre les reins, la nuque./ Des ongles, s’ils la raient, ne la font pas saigner.
    2. « L’âme se lève et prie en amie qui s’oublie. »
    3. « Si l’âme était ce que le temps est à la montre / On comprendrait sa trace infime chez les hommes. »
    4. « Où l’homme s’avilit, l’âme ne peut rien faire. »
    5. « Du plus profond de soi lancés, tout le sel, l’iode / De la création soufflés d’un coup retrouvent / La bouche de l’aimée. Alors l’âme est amour. »
    6. « Tout fuit, rien ne demeure. En larmes, entre nos mains, / Le monde se défait. L’âme appuie sa caresse. »
    7. « Mon âme durera, le temps de m’oublier. » Non.
    8. « Qui voudrait ressusciter, non ; mais renaître ?
    Sur le 1/ : oh que oui, l’âme est encharnée. Saigne-t-elle ? Oui.
    Sur le 2/ : avec ce poème, nous voyons apparaître l’âme, pas vraiment animal, un peu végétal, un peu une ligne d’horizon, un peu oiseau.
    Sur le 3/ : superbe parallèle ; infime et constitutive.
    Sur le 4 / : étonnant et mystérieux constat : l’âme serait la partie non avilissable de l’homme et son impuissance à s’y opposer ; ainsi, notre part divine, en ce qu’elle est notre part à jamais ouverte, serait profondément passive, ou plutôt, la part en nous qui échappe à notre volonté, ce qui en nous résiste en nous fondant.
    Sur le 5 / : le raisonnement qui aboutit à cet « alors », si agile, si confiant, si vivant, repose sur le dévoilement auquel il procède. Pas besoin d’emboîtement conceptuel.
    Sur le 6/ : en lisant, j’ai aussitôt ajouté « non ». Relisant, je dis « oui », mais en usant d’un sens peut-être inattendu : notre âme dépasse notre mort. Elle se maintient tant que nous vivons dans quelques autres. Elle appartient à un temps plus vaste que notre existence. Ainsi, en quelque sorte, Dante n’a pas fini de vivre, de même Homère. Que deviendront-ils quand plus un vivant ne les portera, qu’ils dormiront eux aussi dans les grandes eaux de l’oubli ? Toute la terre les chantera, ce qui s’écrit ainsi en prière chrétienne : « tous les hommes qui ont quitté cette vie, reçois-les dans ta lumière, auprès de toi. » ; ce qui se traduit ainsi en poésie (via Dante) : « alors mon esprit fut frappé d’un éclair / fulgurant où s’accomplit mon désir. // À la haute fantaisie ici manqua le souffle, / mais déjà tournait mon désir et vouloir, /comme roue qui également est mue, / L’Amour qui meut le soleil et les autres étoiles » (traduction Portier).

    Pierrick de Chermont, par courriel le [30 mars 2024]

    Suite à notre rencontre de vive voix aux Estivales de Lods, ces 7-8-9 août, Pierrick m’encourage à faire état de sa lecture. La voici donc. Qu’il en soit remercié.

    La Vénus de Milo et mes choix d’écriture

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