Pierre Perrin, Le Modèle oublié, roman, Robert Laffont, avril 2019

Le Modèle oublié, roman
éditions Robert Laffont, en librairie le 4 avril 2019

Pourquoi le roman du modèle oublié ?

Chez Courbet, écrit Champfleury : « la femme apparaît avec plus de franchise qu’elle ne s’en accorde à elle-même devant son miroir ». Et pourtant, presque aucun biographe ne reconnaît à Gustave, au-delà des lorettes qu’il a fréquentées, le moindre amour vrai. C’est invraisemblable. Tout le monde dit que L’Homme blessé en 1854 reprend une toile antérieure que rappelle le dessin de La Sieste champêtre, de1844. Courbet a supprimé la femme, le visage tendre qui touche sa joue. À sa place il se fait saigner le cœur, une épée plantée à sa gauche. J’ai cherché ; j’ai trouvé de quoi étayer le récit de ces amours vraies. Preuves à l’appui, j’ai reconstitué fidèlement la vérité.
J’apporte ainsi à l’occasion du bicentenaire de la naissance du peintre d’Ornans un regard neuf, nouveau, original, presque originel. Mon regard rend enfin à Courbet sa chair humaine, la chair qui nourrit sa peinture : les amours qui l’ont fait évoluer. Et mon regard lui rend aussi son fils unique. Au contraire de nombre de ses biographes qui l’ignorent ou le renient, Gustave écrit le « regretter beaucoup » puis il pleure sa mort à chaudes larmes – Émile a vingt-quatre ans et demi, en juillet 1872.
Ayant travaillé la Correspondance de près et sur les archives, je ne répète pas aveuglément des erreurs de date, de lieux, de jugement, ni préjugé ni parti pris, ni mensonge avéré. Comment réduire Courbet à un peintre engagé au côté de Proudhon ? D’abord il a tellement peiné à se faire accepter par le philosophe. Et puis, sur 1300 tableaux, seule une dizaine ressortit a priori de cette qualification sociale. Un autre exemple : considérer encore L’Origine du monde sous l’angle pornographique ! Mais alors le naturisme relève de la pornographie ! Chaque salle de toilette cache une pornographe, Mesdames ! Oui ! Quelle horreur !
Une nécessité de rendre justice m’a porté. Je rends justice à une femme, Virginie Binet, de onze ans l’aînée du jeune peintre. Je rends justice à Virginie d’avoir accompagné le jeune peintre avide de gloire onze ans de sa vie [de sa 22ème à sa 33ème année où après l’Enterrement il peint Les Demoiselles de village, signifiant par là qu’il lui préfère ses trois sœurs]. Au moment de la séparation, Virginie se demande : n’aurait-elle été que son « bâton de jeunesse » ? Gustave l’a pourtant peinte en amoureux sincère dans, entre autres, La Liseuse endormie [1844]. Elle lui a sacrifié – qu’on y songe : rester fille-mère à l’époque, c’était rédhibitoire – la deuxième moitié de son existence à elle, qui est morte sans soutien à l’Hospice de Dieppe en 1865, seule.
Accessoirement, je rends hommage à un « pays ». C’est ainsi que Courbet appelait tous ceux de sa région qui venaient lui rendre visite à Paris. J’habite à six kilomètres d’Ornans, où il a vécu, d’où les deux révélations données dans l’épilogue, la centaine de dessins détruite et les fresques dans une vieille bergerie disparues à jamais. Et je voudrais qu’on examine un sculpteur de Dieppe méconnu, ami de Virginie, qui, lui, a connu la misère de l’intérieur, pour l’avoir vécue à mille lieues du Courbet qu’on connaît.


Ce que j’ai appris à étudier Courbet

Certains voudraient en faire un généreux martyr d’une seule pièce, pauvre, persécuté, proscrit, ruiné. Or comme tout individu il relève de la plus grande complexité humaine : anticlérical, il aura passé sa vie dans deux ateliers-églises [89 rue de la Harpe, puis 32 rue Hautefeuille] et privilégié sa famille très imprégnée de catholicité ; sa petite sœur s’était engagée tertiaire dans l’ordre de Saint-François.
Haïssant tout pouvoir, toute hiérarchie, il n’aura rêvé que d’écraser tous les peintres ses confrères ;
Il se disait socialiste, mais il est resté insensible dans les faits à l’égalité des fortunes, la sienne au premier chef. Il a toujours apprécié, recherché le luxe et la compagnie des nobles : Baudry en Saintonge, le Comte Choiseul en Normandie. Il est contre Napoléon III, mais il fréquente assidûment son demi-frère Morny, qui lui achète des tableaux, puis le comte de Nieuwerkerke, sénateur surintendant des Beaux-Arts qu’il voudrait forcer à acheter La Dame au Perroquet en été 1866.
Il n’a rien entrepris en faveur de l’égalité des femmes. Son indépendance prime tout.
Il n’aura que peu agi ; son action politique tient en quelques mois comme président des artistes, puis un mois ministre dans la Commune. C’est que son idéal est pacifiste, presque Suisse – le 27 août 1871, écrivant à sa sœur, il établit ce parallèle : « Le gouvernement [de la Commune], en principe ressemblant à la Suisse, est l’idéal des gouvernements. Il noie l’ignorance et rend les guerres et les privilèges impossibles. » Correspondance p. 387]
Courbet aura terriblement somatisé – bégaiement, hémorroïdes traitées à l’alcool fort – en deçà d’une volonté de rire de tout dans une logorrhée sempiternelle. Il est curieux qu’il ne dise rien du silence auquel ses six mois de prison l’ont réduit.
Il aura peu aimé, rien su garder, ni sa compagne durant onze ans, ni son fils, ni Laure Boreau, ni Johanna Hifferman, ni les amitiés de Baudelaire, de Champfleury et de tant d’autres. Et pourtant il aura galvanisé l’attention, l’affection de certains, dont Baudry, Castagnary… Un phénomène !

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