Le Modèle oublié lu par Nourredine Ben Bachir [éd. Laffont, 2019]
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  • Lecture de Nourredine Ben Bachir
    à propos du Modèle oublié, éditions Robert Laffont, avril 2019

    Le Modèle oublié [couverture]

    C’est l’une de mes dernières lectures d’avant confinement. Elle m’a laissé la trace d’un bonheur tenace, de ceux qui nous rendent à notre condition fragile d’existant en nous faisant dire : c’est donc cela une vie. Pierre Perrin est un écrivain gourmand, espiègle, usant de la salve rude et précise comme de la polyphonie poétique. Il peut être économe de mots aussi bien que lyrique – un lyrisme se refusant les débordements inutiles du moi. C’est ce style-là qu’il met au service de ce roman intitulé Le Modèle oublié narrant la vie de Virginie, amour de la vie de Courbet qui l’aura accompagné tout au long de son ascension fulgurante, et qui l’aura aimé mieux que nul autre. Et dont il aura un enfant, Émile, qu’il ne reconnaîtra jamais.
    Bien sûr, on peut se réjouir qu’ainsi soit réhabilitée une des ces existences qui entourent souvent les créateurs et qu’on laisse souvent dans l’oubli. C’est la qualité d’un roman d’ouvrir des pistes et de laisser le lecteur penser, rêver la réalité qui lui est narrée. Pierre Perrin s’est amplement documenté, mais il n’a pas écrit une biographie. Mieux, je crois qu’il n’a pas succombé au beuvisme contre lequel s’est levé Proust dans son Contre Sainte-Beuve : le livre ne veut pas expliquer l’œuvre de Courbet par sa vie. Il n’oublie pas que le créateur, en créant, est en somme un autre, il tente par son travail de réussir, de sublimer, ce qu’il peine à élaborer dans sa vie personnelle. Et sa réussite est de donner quelque chose qui touche par sa vérité, sa beauté, son universalité, tout être humain qui s’y reconnaîtra.
    Alors pourquoi Virginie ? Parce que, dirait un enfant. Parce que sans rien expliquer, il est bon de se plonger dans la matérialité d’une époque, auprès de Baudelaire, Champfleury, d’entrer dans l’atelier, sentir le parfum des corps et des couleurs, mesurer les vanités qui s’insinuent dans les plis du vrai. Sentir la matrice incarnée par Virginie, sa sensibilité et sa force d’amour inouïe pour cet homme et son oeuvre. Courbet est l’être du jaillissement créateur, il est aux prises avec le réel du monde comme la Loue l’est en jetant son eau puissante des entrailles de la terre en pleine lumière.


    Et ce réel du monde, dans tous ses aspects, misère, trahison, injustice, outrecuidance, gloire, révolution, brûlante folie du désir et du plaisir, nous l’approchons de très près, nous y sommes. Virginie est comme le carrefour vivant de tous ces flux avant que quelque chose ne saute dans les toiles. « Elle le fait remonter jusqu’à la source de la vie », écrit le narrateur. Et il n’y a pas dans ce roman d’explication linéaire simple qu’on pourrait tirer de la mise en regard de l’œuvre de Courbet avec la vie de Virginie. Tout au plus sommes-nous plus riches d’échos, d’hypothèses, de sensations. Rencontrions-nous différemment les tableaux sans cela?  Notre œil s’est-il exercé par la lecture ? Peu importe. Un jour ou l’autre, nous accédons à l’oeuvre et à une part de la vie du créateur. Et notre liberté est à conquérir en passant de l’une à l’autre, en se méfiant de l’idolâtrie, du beuvisme, comme de nos propres penchants moraux – le génie n’est pas nécessairement un homme exemplaire. Il est un mystère et toujours un bourreau de travail.
    Alors, puisque le dé-confinement est au rendez-vous, et la lecture de retour, lisez. Virginie est d’abord un merveilleux personnage de roman. Il est question dans ces pages d’un homme et d’une femme dans « la baratte de la vie ». De nous. Ceci, pour ne pas conclure : « L’origine du monde, 0,46 sur 0,55. […] En récusant la transcendance, Courbet expulse la honte et ce que la morale tient, au-delà du péché, pour une maladie. Il rend à la nature le passage humain du berceau jusqu’au tombeau. L’Origine du monde établit l’égalité du plaisir et de la maternité. La palette du peintre fait culminer une adoration apaisée de la Femme. »

    Nourredine Ben Bachir, Le Livre des visages, 9 mai 2020

    Nourredine Ben Bachir est psychiatre. Il a publié dans sa discipline. Il vit à Thonon les Bains. Les poèmes qu’il donne à lire sur sa page du Livre des visages sont souvent très beaux. On peut en lire un sur Possibles n° 53 de février.

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