Le Modèle oublié lu par Murielle Compère-Demarcy [éd. Laffont, 2019]
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  • Lecture de Murielle Compère-Demarcy
    à propos du Modèle oublié, éditions Robert Laffont, avril 2019

    Le Modèle oublié [couverture]

    En levant le voile sur un pan mal connu de la vie du peintre Gustave Courbet dont le portrait est ici brossé par le regard d’une femme : son premier grand amour Virginie Binet, l’écrivain romancier, poète et critique littéraire Pierre Perrin s’inscrit bien dans l’optique éditoriale de la collection Les Passe-Murailles. En effet l’objectif de cette collection consiste à nous replonger dans des univers ou des œuvres créatrices connus du public, ici re-visités pour nous en révéler des aspects jusque-là insoupçonnés. Le lecteur voyage à cheval entre rêve et réalité, en l’occurrence par le regard de ce « modèle oublié » dont le point de vue principal redessine la biographie romancée de Gustave Courbet. Replongé dans les mondes inoubliables des classiques littéraires, le lecteur y goûte et savoure une écriture d’autant plus précieuse qu’elle est devenue rare.
    L’écriture de ce roman aux qualités littéraires analogues aux chefs-d’œuvre balzaciens suppose une maîtrise remarquable des outils narratifs utilisés par le romancier, ainsi qu’un travail d’historien pour nous replonger avec la pertinence et l’efficacité du vraisemblable romanesque dans l’univers d’un XIXème siècle marqué par le vacarme des barricades, les coups d’Etat, émeutes, répressions – un vivier politique tumultueux où s’exprime l’exaspération des inégalités, où la société assiste à la chute de la Restauration, l’avènement de la Deuxième République, le recul du romantisme… Gustave Courbet garde posture de « l’artisan du luxe » dévoué absolument/exclusivement à l’accomplissement de son œuvre, position en adéquation avec les partisans de l’Art pour l’Art (« En retrait de l’insurrection, confiné dans son atelier toute la journée, Gustave peint »), en adéquation avec sa farouche et opiniâtre indépendance d’esprit (« Gustave n’a surtout pas le goût de la génuflexion devant les puissants », « Je n’ai ni roi ni maître (…) Je ne broute pas au râtelier de l’Etat, moi ! Je ne vis que pour la peinture »).
    La société du XIXème siècle revit sous nos yeux, ses mœurs nous sont rapportées, re-situant l’intrigue dans son contexte, en l’occurrence la place de la femme à cette époque, par conséquent la place que peut prétendre occuper Virginie auprès de Gustave : « La femme est faite pour attendre et recevoir ces messieurs. Ainsi pensent l’époque et ses ribambelles de chapeaux hauts de forme. Malgré les têtes coupées, soixante ans plus tôt, l’idée d’égalité ne compte pas le sexe. Les récalcitrantes sont rares à hausser le ton, retrousser les babines. Virginie n’en pense pas moins, mais reste coite. Elle pourrait répondre à Gustave, s’il l’écoutait :
    – Mettre en danger le bonheur est facile quand on le tient pour un phénix ! Mais les femmes savent que les cendres peuvent rester froides ! ».
    « S’il l’écoutait », est-il précisé : l’incise est éloquente.
    Parallèlement la société littéraire de l’époque nous est donnée à voir par la figure excentrique d’un certain Baudelaire, dont « [l]es formules valent des banderilles ». Nous sommes en 1845 et le maître peintre Courbet travaille à sa gloire en étendant ses relations : ainsi approche-t-il le futur auteur poète des Fleurs du Mal, « qui vient de rendre compte du Salon de mars 1845 dans une brochure » laquelle ne compte pas moins de soixante-douze pages. Baudelaire (aux côtés de Jeanne Duval) tient sa place dans cette fresque du monde de l’Art de la fin du XIXème siècle, émettant notamment un regard critique pertinent sur l’Art poétique (cf. page 53). Le lecteur croise également le poète d’Émaux et Camées, Théophile Gautier, « critique des Salons, dont les avis font autorité », le journaliste-romancier Champfleury, le philosophe Proudhon, le Nerval de Sylvie, Victor Hugo, Daumier « roi de la caricature», Tocqueville, Stendhal, Lamartine… sans oublier des auteurs cités en référence qui étayent et illustrent de leurs réflexions des propos tenus par les personnages (Baudelaire encore avec sa verve troublante et tranchante, le philosophe Pascal, le moraliste Chamfort, le rigoriste Proudhon…).
    En filigrane de cette toile romancée, Pierre Perrin, ici biographe de Gustave Courbet, ne manque pas d’exercer un œil critique en nous offrant par-ci par-là de véritables réflexions sur l’Art : le « trop-plein » déploré par Balzac ne tue-t-il pas l’originalité singulière du « grand artiste » ? (« L’égalité dilue tout ! » s’exclame Courbet lui-même) ; le gain d’être à la mode pour un artiste assure-t-il la garantie de sa postérité ? (cf. le poète Armand Barthet dans le roman)…
    De même, le romancier nous révèle la peinture telle que la conçoit Courbet, par le biais de préceptes énoncés par l’Artiste-peintre sur l’Art pictural : « La réalité ne se borne pas à la rétine, la réalité inclut l’imaginaire » ; « Je peins ce que je vois et non pas “à l’idée” préconçue. La toile fixe ce que le regard ordinaire ne prend jamais la peine de voir. Pascal disait-il autre chose ? La peinture attire l’admiration par la ressemblance des choses, dont on n’admire point les originaux. ».
    Des tableaux narratifs fidèles à l’ambiance locale surgissent d’une véritable immersion dans le pays de Courbet – dans le Doubs où, précisons-le, réside l’auteur (cf. la description romantique que donne d’Ornans, le verbe haut en couleurs, l’éloquence séductrice de Gustave page 16). Pierre Perrin écrit les lieux comme un peintre du XIXèmee siècle s’y installait parfois avec sa toile pour en toucher au plus près les couleurs, l’atmosphère. Le lecteur VOIT les scènes décrites, de même VOIT-il les toiles de Courbet.
    Le lecteur en ressent les émotions sous-jacentes, par cette subtile alternance entre point de vue omniscient de l’auteur (« à la Balzac ») et focalisation interne depuis le regard de Virginie (Binet), « le modèle oublié ». Tour (de « passe-muraille »/de procédé littéraire) plus fort : Pierre Perrin parvient parfois à ce que le point de vue omniscient de l’auteur se confonde avec la focalisation interne qui donne voix aux pensées de ses personnages, sans que le lecteur ne décèle la fabrique de cette ruse dans le déroulement narratif, sans que le lecteur sache qui parle vraiment. Par exemple page 39, cette confusion des voix jette d’autant plus le trouble qu’à cet instant du « Voyager sans Virginie » (Chapitre 4) une problématique essentielle dans la vie/le roman de la vie de Gustave Courbet apparaît dont on ne connait l’issue, heureuse ou tragique :
    « Avec un tel défi lancé à soi-même, quelle place demeure pour son amour ? Virginie saura-t-elle lui rappeler sa beauté, sa tendresse ? Gustave a tout du sablier ; il faut sans cesse le retourner. Elle réalise qu’elle ne doit jamais faiblir ».
    Pierre Perrin ne nous fait jamais perdre de vue « la bûche sous les cendres » qui brûle au cœur de la vie/du roman que fut la vie de Courbet, depuis le point de vue du « modèle oublié » : quelle place accordée à la Femme quand l’Œuvre créatrice appelle l’Artiste de tous ses sens/de tout son corps/de toutes ses cordes vibrantes ? Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac n’est pas loin concernant la dévorante quête que peut constituer l’édification par l’Artiste de l’Œuvre inachevée, s’y ajoute ici la problématique de la place accordée par l’Artiste à l’amour. Si Virginie Binet se montre entièrement dévouée à sa vie conjugale et maternelle, Courbet lui ne voit sa descendance tout entière que dans ses toiles. À ce propos, la rénovation zoomée de la première de couverture représentant « L’Atelier du peintre, allégorie réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique » (1855) de Gustave Courbet, ne montre pas la totalité de la toile mais se focalise sur le Peintre à l’œuvre devant son tableau, entouré de son modèle qui regarde aussi le tableau et de son fils qui le regarde peindre. Ainsi et d’entrée est mis en évidence l’angle d’attaque du roman. La quête du chef-d’œuvre est bien au centre de la vie du maître peintre, sa compagne et modèle Virginie Binet ne peut que se plier devant cette réalité (« Virginie ne peut que le suivre dans son ambition ou le perdre »), comme son fils Emile suivra son père « dans l’atelier ».
    Pierre Perrin émaille la trame romanesque de passages émouvants où l’amour se révèle à vif, avec des épisodes où les corps parlent d’eux-mêmes, où leurs paroles traduisent la vibration amoureuse de leur relation. Des scènes d’amour aux dialogues, l’attirance des deux jeunes amants l’un vers l’autre se lit à cœur palpitant, se dévoile par des regards, des gestes éloquents, de savoureux lapsus… :
    « Comme un enfant, [Gustave] se dépite de ce que Virginie ne l’accompagne pas sur le rivage. Elle a de l’ouvrage à la maison. Mais elle promet de revenir dès que possible et, même, de poser, s’il veut toujours la croquer. Elle se mord la lèvre à ce mot maladroit. Comment a-t-elle pu ? Elle parle comme les livres qu’elle aime lire, après son père, le soir, à la chandelle.
    – Je vous croquerai autant qu’il vous plaira, belle comme vous êtes, Virginie… ».


    L’apparition de Virginie Courbet comme la Muse du Peintre se lit comme une évidence, dans un va-et-vient rayonnant entre la vie des deux amants et l’œuvre de l’artiste, du moins au début de leur relation :
    « Au-delà de leur appétit physique sans faille, les croquis attestent une réciprocité dans le couple. Dans Les amants dans la campagne, Sentiments du jeune âge, Paris, l’homme enlace sa compagne de si près qu’il lui renverse la tête. La main gantée lui tient le poignet. La toile révèle une aussi belle facture que celle du Titien, dans l’esprit romantique.
    Un jour, Gustave conduit au Louvre son amante devant des œuvres du Titien. Est-elle en mesure de comparer les deux peintres ? Peu importe ! La réussite de leur tableau enchante la jeune femme. Là bouillonne la vraie vie. Virginie n’a pas tort, quand nous savons, un siècle et demi plus tard, que Gustave a conservé ces Sentiments du jeune âge à portée de main, à côté de très peu d’autres portraits de femmes qu’il a aimées, jusqu’à sa mort en exil ».
    Pierre Perrin ponctue également la trame romanesque de phrases-clés qui révèlent le caractère égocentrique de Courbet entièrement dévoué à l’accomplissement de son œuvre :
    « Gustave est déjà revenu à sa personne. […]
    – La peinture est mon destin. Je la préfère à tout. Je serai heureux de vous faire connaître mon génie. Le mot n’est pas trop fort, quand on le veut ».
    Virginie entrevoit cette dévoration de l’artiste par son œuvre, dès les premiers moments de leur relation, et s’y risque :
    « – Je peins pour nourrir ma passion. Il me reste à aimer, pour soulager mon cœur.
    [Virginie] n’a pas l’habitude de récriminer. […] S’il doit “aimer… pour soulager”, elle compte donc moins pour lui qu’il ne le prétend ? Elle le comble si peu ? Elle ose lui demander :
    – Je ne suis pas celle que tu cherchais, Gustave ? ».
    Le romancier orne l’intrigue d’assertions exprimant l’ambition de l’artiste-peintre, jalonnant la démarche artistique absolue de celui-ci : « Je veux tout ou rien. Il faut qu’avant cinq ans j’aie un nom dans Paris, Virginie », « Tenter aiguillonne sa vie », « Comment capter la lumière ? », « Comment se faire remarquer efficacement entre plus de trois mille œuvres ? » Courbet veut se faire un nom, briguer les Salons, ne pas rester inaperçu, hisser son Œuvre picturale jusqu’à la gloire. Virginie comprend très vite qu’aucune alternative n’a sa place dans cette ambition, que « l’amour de sa vie » évoqué par Gustave ne la désigne pas. Le suspens du roman pointe dans cette interrogation : l’ultimatum pourra-t-il trouver pour les deux amants un compromis capable d’inscrire dans la durée l’histoire de leur amour ? Pierre Perrin alimente ce suspens par touches successives tout au long du roman : « Pourra-t-elle [Virginie] échapper à Gustave ? Gustave pourrait-il lui échapper ? » Jusqu’où « la Dieppoise » (« Née à Dieppe, Virginie garde, malgré la mer et les naufrages, un œil normand. Son caractère est pacifique, sa discrétion naturelle. Elle laisse dire Gustave… ») échappera-t-elle à son destin de devenir Le Modèle oublié ? Si « l’amour décuple la faculté d’adaptation de chacun » écrit l’auteur dans ses commentaires aphoristiques, la différence de leur rang social, leur différence de tempérament (ingénieusement transcrit dans le passage allégorique page 15 où la faconde et la verve poétique de Gustave compare Ornans (dans son Doubs natal) à Dieppe le pays de Virginie), la jalousie possessive des sœurs du maître peintre pour leur « frère prodigue », la réalité de ce qui ressemble à une « mésalliance », sans occulter le côté rustre, le caractère égocentrique, « la rouerie » de Gustave, enfin le dévouement prométhéen de Courbet à la réussite et l’accomplissement à tout prix de son Œuvre (« Seul le résultat compte ! » autrement dit le renom, l’accès à la gloire pour l’Artiste ; « À peine arrivé à Paris, il aurait brûlé le Code s’il l’avait fallu pour se consacrer à sa passion. Peindre est tout son univers. Seul peindre vaut la peine d’être vécue ») – tous ces obstacles auront-ils raison de leur union ? Virginie obtiendra-t-elle le fruit de son désir « secret comme un bûche sous la cendre » : obtenir un enfant là où Gustave ne rêve que de l’œuvre à créer ? Et même s’il devenait père, Courbet n’effacera-t-il pas son amour sous les couches de peinture, enfouissant comme il le fera dans sa toile, L’Homme blessé, la silhouette perdue d’une femme aimée ? Quelle sera l’issue de ce combat entre la fatalité (ainsi le chapitre premier s’intitule-t-il avec un humour significatif : « À Dieppe que pourra »…), les raisons du cœur et la passion dévorante de l’artiste pour son œuvre créatrice ?

    Murielle Compère-Demarcy, article paru dans La Cause littéraire le 18 septembre 2019 puis la revue Phénix n° 32, octobre 2019

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