Didier Pobel lit Le Modèle oublié pour Quinzaines n° 1215 début juin 2019
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  • Didier Pobel, Bonjour « Madame » Courbet
    à propos du Modèle oublié, Laffont, in Quinzaines, n° 1215, début juin 2019

    QuinzainesVous le saviez, vous, que Courbet avait cassé sa pipe ? Évidemment, on nous dira qu’on se doute bien qu’il est mort et qu’on connaît l’expression. Sauf que chez lui, celle-ci est à prendre au pied de la lettre, au ras du tuyau de sa bouffarde qui s’est brisée au sol, lâchée par des lèvres vaincues par une hydropisie mal soignée au vin blanc mêlé de lait de chèvre. On est en décembre 1877 et « il fait un froid de sapin noir qui grince sous la bise ». Régis, le père de cet agonisant de 58 ans qui n’aima guère son propriétaire terrien de géniteur, l’a rejoint dans son exil en Suisse. Il lui a apporté des pommes et des noix. « Les meilleures [...] cueillies juste avant la première neige ».
    L’épisode qui clôt Le Modèle oublié, le beau livre de Pierre Perrin, est poignant de réalisme funèbre. Semblable à un détail de fresque ancienne. Il y a de l’humidité acide dans l’encre qui l’a gravé. C’est que l’auteur est une sorte de primitif. Il frotte ses mots, aux échos de grotte, pour faire du feu. Il protège sa prose de peau de bête. Il ne vient pas de découvrir Courbet. Ils sont du même « pays », du même éclat noir de ce coin de la vallée de la Loue, dans le Doubs, où l’un vit le jour en 1819 et l’autre en 1950.
    C’est ce qui permet à ce dernier de semer dans son roman vrai autant de bribes de biographie qu’on croirait rapportées d’une conversation un soir au fond d’une taverne où, assoiffé de bocks et de « discours balsamique », Courbet « arbore un gilet blanc dans un paletot noisette », rehaussé d’« une cravate jonquille ». Perrin n’ignore rien de l’aîné. Son enfance à Ornans et à Flagey, le domaine familial voisin. Son âcre goût du terroir au fond de la gorge. Son égoïsme finaud. Les œuvres du début. La montée à Paris, lieu des premières désillusions dans les Salons, assez vite balayées cependant par un succès auquel il aura si farouchement aspiré.
    Pour évoquer, plus loin, son rôle pendant la Révolution de 1848 et, deux décennies plus tard, Courbet le communard qui fera de la prison, la prose de Pierre Perrin s’enrichit, sans qu’on y prenne garde, de faits et de figures. Louis-Philippe, Blanqui, Guizot, Toqueville, Louis Blanc, Louis Bonaparte, Lamartine passent par là. Puis Thiers, Mac-Mahon... Sans oublier Victor Hugo aux obsèques de Balzac. Subtile façon de mêler l’histoire des toiles de son « héros » à la toile de l’histoire qui les sous-tend.
    Les toiles ? L’écrivain les restitue en grande partie. Un peu comme s’il les avait fixées dans son esprit en lorgnant par-dessus l’épaule de l’artiste au travail. Le violoncelliste, « en souvenir de Caravage et de Rembrandt », en 1848. L’Après-dînée à Ornans achetée 1500 francs par l’État du moment. Un enterrement à Ornans, achevée en 1850, que tout le monde connaît. La mère Grégoire en 1855. L’Origine du monde, encore sulfureuse aujourd’hui 153 ans après. L’Hallali du cerf, son dernier grand format, en 1867.


    Et peut-être surtout, création de 1855, L’Atelier du peintre, dont le cartel complet se prolonge au Musée d’Orsay par cette définition : Allégorie réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique. Que voit-on dans ce gigantesque tableau dont on découvre à bon escient le détail central sur la couverture du livre ? L’artiste assis devant son chevalet retouchant un paysage comtois, palette et pinceau en main. Derrière lui une femme à demi-nue, la robe chue avec, à sa gauche, un enfant attentif au pied duquel joue un chat, fascinante scène immortalisant la compagne du peintre et leur fils.
    Vous le saviez, vous, que Courbet avait eu une amante qui lui donna un descendant ? En tout cas, plus question désormais d’avoir des excuses. Car c’est avant tout à Virginie Binet, cette Dieppoise « au beau visage, rond comme un œuf » qui, après avoir été son ardente passion, devint donc « le modèle oublié », à laquelle Pierre Perrin rend justice. Tout le livre est, en fait, habité par l’irradiante présence de l’ « effacée », tour à tour « soubrette » et muse qui, en 1847, mettra au monde Émile, enfant à la destinée brisée (il mourra à moins de 25 ans, « Pauv’ gars, va ; pauv’ p’tit ! ») que le couple conçut sans que jamais pourtant le père, tout entier « tendu vers le succès » et fuyant « comme un tonneau trop sec », ne le reconnaisse.
    Il faut savoir gré à Pierre Perrin d’avoir sorti de l’ombre celle qui, âgée de plus de dix ans que son Gustave, pâtit toute sa vie du fait que, en dépit de sa passion pour elle, il s’aimait mieux lui-même qu’il ne l’aimait. En braconnant sur les terres affectives du rugueux barbu, dont on s’apprête à célébrer le bicentenaire de la naissance, l’auteur, par ailleurs fondateur de la revue en ligne Possibles, a saisi Courbet au cœur de ses élans et de ses contradictions dans un livre où l’on croise également – bienvenus contrepoints – un Baudelaire (aux cheveux verts), le « paresseux et lymphatique » Gautier (du moins à en croire le poète des Fleurs du mal), Champfleury « au front carré » ou ce « bougre de philosophe » nommé Proudhon.
    Un livre plus fort que le feu qui emporta la correspondance amoureuse de Courbet brûlée par ses trois « pestes de sœurs ». Un livre dans lequel rôdent les effluves de vin et d’absinthe de la brasserie Andler proche de son atelier parisien de la rue Hautefeuille, à moins que ce ne soient des odeurs de soupe au chou, de fermentations de vendanges, de venaison ou de « déjections de fouine ». Un livre sur lequel flotte aussi la fumée de l’« heureux ours [...] fidèle à l’infidélité » qui, au moment où la gloire commençait à poindre, s’exclamait : « Vous trouvez qu’c’est trop ! Mais c’n’est que justice, nom d’une pipe ! ».
    Ah ! cette « pie », comme abrégeait dans son babil le petit Émile... Maintenant, au moins, on saura qu’il l’a cassée.

    Didier Pobel, note du 17 mai 2019, parue dans Quinzaines, n° 1215, en kiosque le 1er juin 2019

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