Article de Marie-Josée Desvignes sur Le Modèle oublié, Robert Laffont, 2019
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  • Marie-Josée Desvignes, Il peint comme il voit
    à propos du Modèle oublié, éditions Robert Laffont, avril 2019

    Le Modèle oublié [couverture]

    Dans une présentation du peintre sur son site, l’auteur de Le modèle oublié dit de Courbet : « Cet ogre subtil a peint des femmes dont on devine presque le souffle, et on ne lui connaît aucun amour. » Pourtant, dans son récit de la vie du peintre Courbet, publié dans la collection Passe-Murailles chez Robert Laffont, c’est le corps et la figure de Virginie qui traversent le livre comme elle a traversé la vie et l’oeuvre du peintre. C’est elle que Pierre Perrin auteur de ce très beau roman ressuscite, éclairant le génie et la personnalité très complexe de l’artiste.
    C’est Virginie Binet, entourée d’un père aimant et de deux sœurs tout autant aimées, qui ouvre le roman. Virginie la douce dieppoise, passionnée de littérature, lectrice de Balzac qu’elle pleurera à son enterrement, est le premier amour de Gustave Courbet qui lui donna un fils, Emile.
    Discrète jeune femme de trente ans passés quand le jeune peintre de vingt ans la rencontre et en tombe amoureux, elle lui dédiera sa vie, son temps et sa patience. Modèle oublié, silhouette effacée dans l’ombre du maître qui la garde jalousement, loin de sa famille et de ses sœurs ; elle sert de révélateur, dans ce récit, à la fois aux œuvres  du peintre et à lui-même qui semble, au fil des pages, si dépourvu d’humanité, même parmi ses nombreuses amitiés masculines : Balzac, Flaubert, Prudhon, Champfleury, Gautier, Hugo ou Baudelaire, dans un XIXe siècle riche d’événements tant politiques que littéraires et culturels.
    Virginie est éblouie par la personnalité du génie égoïste, libre et insouciant – qui s’aime plus qu’il n’aime Virginie – un être tout entier dévoué à son art, et qui ne saurait avoir d’autre passion que sa peinture et sa gloire à venir : « Je peins pour nourrir ma passion. Il me reste à aimer pour soulager mon coeur ». « Né pour courir le monde », avide de réussite et de gloire, Gustave mène une vie facile et aisée, légère et insouciante, surtout du lendemain, grâce à ses riches origines et un père aimant très présent matériellement que pourtant il n’aime pas.
    C’est en contournant les conventions représentatives de la peinture académique que Courbet s’est fait remarquer, avec un tableau « réaliste » des plus banals, intitulé Une après-dînée à Ornans, prenant pour cadre son pays d’origine et des gens de son entourage, une scène de campagne de la vie quotidienne certainement inspirée du tableau du Caravage La Vocation de Saint Mathieu. Rejoignant la peinture d’histoire toutefois, cette oeuvre soulignera l’audace du peintre prêt à tout pour se faire remarquer. Le socialiste mais aussi démocrate et républicain Courbet, « en un mot partisan de toute la révolution et par-dessus tout réaliste [ce qui] signifie ami sincère de la vraie vérité » veut donner vie à tous et poursuit son besoin de vérité avec un autre tableau qui sera tout aussi remarqué. Un enterrement à Ornans est un chef-d’oeuvre, « la vérité dérange ; elle est que tout le monde, du bourgeois au croquemort, le paysan et, tiens la femme aussi ! tous ont droit d’exister. Si l’égalité devant la mort crève la toile, elle appelle une égalité pour la vie. » Courbet affirmera qu’il ne peint pas pour le plaisir, il y a derrière chacune de ses œuvres une intention philosophique humanitaire. « Il se réclame socialiste mais il récuse la politique en peinture. On a pris ses Casseurs de pierre pour un manifeste. Il en vomit plein son chapeau de bique, écrit-il ».


    Souvent absent à sa famille pour répondre aux sollicitations de ses amis, des politiques ou des Salons, parfois de longs mois, durant une dizaine d’années, il revient toujours à Virginie. Dès le début, ces deux-là s’aiment avec passion. Mais les absences et les infidélités du peintre sont nombreuses, son égoïsme, son indifférence, presque méprisants : il n’a pas reconnu Émile et s’inquiète bien peu pour eux quand il s’en va. « Servante, [Virginie] se réduit à la nécessité […] Pauvre folle du logis, pauvre Virginie ! » Elle l’a attendu toujours, l’a accompagné dans son ascension, a pardonné ses écarts… Dix ans plus tard, elle partira.
    On suit depuis ses débuts le peintre dans son ascension à travers une description de chacune de ses œuvres et de son parcours, mais c’est la vie de Virginie, celle d’Émile et de tous ses proches que Pierre Perrin choisit de peindre d’une plume très sensible, exaltant les épisodes les plus dramatiques de belles trouvailles stylistiques. Suivre le peintre dans sa progression artistique jusqu’à la réalisation de L’Origine du monde, réalisé pour Khalil-Bey, cet « homme plus couvert de catins que lui », ce « féru d’art qui vient d’acquérir Le Bain turc d’Ingres », tout autant que la discrète Virginie dans ses moments de grâce et de désarroi, ses joies et ses malheurs, ferait presque passer au second plan cet homme tout entier voué à la passion de l’Art contre laquelle il ne peut rien.
    Après le départ de Virginie, et au terme de plusieurs mois d’errance sans elle, entre Salons, rejets et regrets, il n’a toujours pas écrit à Virginie qui dépérit mais il enjoint son ami Ansout de la faire revenir. Virginie ne reviendra pas et Emile qui n’a pas été reconnu ne reverra jamais son père jusqu’à son décès à quelques vingt-cinq ans. Courbet bien trop orgueilleux transcendera sans doute sa douleur en peignant à la suite trois tableaux, trois cris, dont L’homme blessé, qui le présente au pied d’un arbre, effondré, la chemise ensanglantée. Ce tableau qu’il a recouvert, faisant disparaître l’autre personnage couchée contre son flanc, était à l’origine La Sieste champêtre peint dix ans plus tôt et représentant le couple paisible qu’il formait alors avec Virginie. « L’amant sacrifie la sieste épanouie au malheur de l’agonie ».
    La belle est à la fois absente et si présente dans de nombreuses œuvres tel ce fusain La liseuse endormie où elle s’abandonne totalement dévoilant à la fois un amour sans borne et une grande intimité. Courbet ne rendra public cette oeuvre qu’après la mort de Virginie : « Qui ignore que l’amour doit résister à tout, à l’absence, au malheur, à l’infidélité et à l’oubli ? »
    Dans ce roman aussi instructif que délectable, Pierre Perrin rend hommage aux êtres, amis, proches, parents que le peintre Gustave Courbet a croisé sur sa route sans grande considération et autre intérêt que le sien propre, révélant combien, souvent, la compagnie des génies n’est pas toujours la meilleure.

    Marie-Josée Desvignes, sur son blog le 17 avril 2019

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