Étienne Orsini lit le Modèle oublié, Robert Laffont, 2019
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  • Étienne Orsini, Le Modèle oublié
    Lecture du Modèle oublié, éditions Robert Laffont, avril 2019

    Le Modèle oublié [couverture]Je reviens de Dieppe, Ornans et Paris. Autant dire que j’achève tout juste la lecture du Modèle oublié de Pierre Perrin. Venu à ce roman, depuis les glaces islandaises d’un livre de Jòn Kalman Stefansson et, avant cela, depuis les étendues ukrainiennes du fameux Roubaïev de Serge Lentz, il m’a fallu un peu de temps pour rentrer dans ces pages. Un peu ; si peu, en fait. Le temps d’accommoder mon regard de lecteur et de faire abstraction du cadre pour pénétrer dans le tableau. Je passais si soudainement des Provinces de l’Irréel à l’exploration de contrées réalistes s’il en fut. Très vite pourtant, le cadre s’efface et la trame de la toile disparaît. La chair prend, je veux dire : la chair des personnages.
    Courbet, avide de vie, si jeune et déjà pénétré de la conviction de son propre génie, rencontre Virginie Binet, fille d’un veuf dieppois, cordonnier de son état, et sœur attentionnée de deux cadettes. Tout son contraire ! Mais les voies de l’amour étant impénétrables, Virginie change d’existence et de dévouement, quittant sa ville normande pour Paris et le foyer paternel pour l’atelier du jeune peintre fougueux. S’ensuivent onze ans de vie commune et si peu commune, dans l’ombre du peintre et de ses amis, non des moindres : Baudelaire, Champfleury, Proudhon… Couchée dans le lit de l’artiste et sur quelques-unes de ses toiles (La sieste champêtre, L’atelier du peintre…), l’amante se voit refuser cependant toute possibilité d’accès à une vie familiale. Ainsi, Gustave prend-il soin d’éviter la présentation de Virginie à son père et à ses sœurs. Plus tard, lorsque celle-ci accouche d’un petit Émile, il refuse de reconnaître l’enfant. Il en oubliera un à un tous ses anniversaires. Dans ces conditions, longtemps indéfectible, l’amour dévoué de Virginie finit par s’éroder, laissant place au chagrin puis à la séparation et au retour de la Dieppoise dans sa cité. Son amant ne s’en est jamais caché : son art prime tout le reste. De fait, c’est sans descendance que l’artiste finira ses jours, deux décennies plus tard. Virginie se verra quant à elle, remplacée dans l’autoportrait L’homme blessé par une tache de sang !


    Par son style, vif et précis, alliant le vif des dialogues, le cinglant des formules, à l’évocation – jamais trop longue – de paysages qu’il connaît bien, l’auteur parviendrait presque à nous faire oublier le considérable travail documentaire sous-jacent à son livre et dont témoigne l’abondante bibliographie à la fin de l’ouvrage. Les citations, ciselées, sont à ce point au service du récit que l’on ne s’échine pas à vouloir en ramasser les guillemets tombés. L’Histoire prête au livre ses pages, parfois méconnues, avec une vraie générosité de dates, de faits, d’anecdotes. Le rôle de Courbet durant les événements de la Commune de Paris apparaît ainsi sous un jour particulièrement intéressant.
    Mais c’est en romancier que Pierre Perrin reconstitue le passage douloureux de la présence offerte à l’absence creusée.
    À la lecture du livre, on ne peut s’empêcher de songer à la phrase de Flaubert qui, à la vue d’une famille, s’écria un jour : « ils sont dans le vrai ».
    En nous faisant toucher de près le paradoxe de l’artiste qui, pour sublimer sa souffrance, semble condamner à faire souffrir ses proches, Pierre Perrin est assurément lui aussi dans le vrai.

    Étienne Orsini, 5 mai 2019 [sur Le Livre des visages].

    Né en 1968, Étienne Orsini a publié son premier recueil en 2004 ; préfacier de son quatrième livre, Salah Stétié salue « des textes brefs, incisifs, disant la présence voilée des choses qui recoupent et traversent notre chemin ». Et Michel Cazenave d’évoquer à son sujet le « vertige de la pensée… vertige de la parole qui tente de la traduire ». Plusieurs de ses poèmes ont été mis en musique par l’ensemble  Le Fil du Rêveur. Depuis 2014, il est en charge de la programmation culturelle et poétique de L’Espace Andrée Chedid. Plus d’informations sur le site

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