Pierre Perrin, Courbet, l’ami de toutes les couleurs, poème, juin 2021
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  • Courbet, l’ami de toutes les couleurs
    Pierre Perrin, en hommage confraternel, juin 2021

    Le Modèle oublié [couverture]

    Enfant, tu bégayais ; la belle affaire ! Une terreur t’aura saisi. La grotte de Chauveroche, à Ornans, offre une procession de siphons qu’un orage emplit d’un trait. Ou bien qui t’aura seriné que tu remplaçais un mort ? Tu refusais le baptême. Pleine d’orémus et de salamalecs, ta mère ne t’aura guère épargné.

    Trop parler, taire lèvent la même suspicion. Tu n’as représenté ta mère qu’une fois : une maternité ? Un grand enterrement. Et encore, une parmi cinquante personnages – le cinquantième est le crucifix devant la roche blanche. Aura-t-elle jamais cessé de tirer sur la cordelette nouée à ton cou ?

    Nos mères n’ont pas pensé à mal ; elle n’ont pas pensé, c’est pire. Elles ont brisé nos reins. Chaque matin de notre vie, la douleur prend sa place plus profond. La voix de castrat chez toi a vaticiné dans toutes les directions. Tu rameutais pour la gloire. La couleur était ton élixir. La bière la faisait passer.

    Courbet, « mon pays », tu conférais ce titre à tout Comtois à ta porte, à ton atelier-chapelle, rue de la Harpe, tes huit premières années parisiennes, les vingt-deux suivantes, à ton église-atelier, rue Hautefeuille, toi l’anticlérical après ton grand-père qui se proclamait Quatre-vingt-treize.

    Tous les Ornanais cultivaient-ils six hectares de vigne ? Receveur de la commune, l’œil torve, le vieux se faisait servir, femmes debout, seul assis à manger, serviette blanche à chaque service. L’égalité ne se conçoit que totale : chacun son château, et les faux, et les fourches aux champs.

    Couard en 1848, sans arme, le jugement hémiplégique, le verbe creux mais fort, tu vas définir le réalisme : de l’art vivant. Je préfère tes sauts, tes frasques, tes concours d’ivrognes en tout lieu. Tu trouves le pire indispensable à ta renommée. Sans doute as-tu raison. La postérité t’appartient.

    Ton culot à mettre à profit les riches rencontres ne me rebute pas, ni ton ascension, ton tour d’Europe, ton sens de l’étude aussi, tes progrès dans tous les sens. Profiteur, tu fais profiter. Tu prêches des balivernes, mais tu prêches. Tu sais amadouer Charles, sans lire ses poèmes. Champfleury flambe ton ego.

    Mais comment ne pas mourir de rire à te suivre racoler Proudhon ? « La propriété, c’est le vol » t’allait bien. Ta cassette, tes louis d’or sous l’oreiller, les soixante-sept hectares à Flagey, les cent vingt-trois de ton ami Cuenot et tes coups de cote pour te faire remettre des surplus sur tes tableaux vendus.

    L’atrabilaire qui prêchait le collectif, tu ne le peins qu’après sa mort. Du tableau antidaté de douze ans, la presse aussitôt moque la dame de toutes les douleurs. Les quolibets te conduiront à l’effacer, à droite du tableau. Ton héros a traité Marx de ténia du socialisme et t’a dénié la logique, le droit de penser.


    Restent tes œuvres, des Casseurs de cailloux à toutes les aimées, Jo l’Irlandaise ravie à Whistler, le disciple, en 1865. Tu as le double de son âge. Beau démon de midi à 46 ans, le désert ensuite. Où as-tu rangé les six mois sous le toit de Laure Boreau à Saintes, deux ans plus tôt ?

    Je goûte moins le révolutionnaire de salon pâmé devant l’or. Chez le comte de Choiseul, proche de la princesse Mathilde qui t’humilie, tu t’extasies devant « un carrosse toujours attelé, prêt à partir […] Une femme de service brûle des parfums du haut en bas de la maison plusieurs fois par jour ».

    Toi qui ne rêvais que d’ascension pour ta carrière, la Commune t’aspire. Qu’offres-tu ? Le déboulonnage de la Colonne, la suppression de l’École des Beaux-Arts, de la Villa Médicis à Rome. Tu dis pis que pendre de Delacroix, qui t’a soutenu et reste un maître-peintre. Son œuvre submerge la tienne.

    Pour endiguer le désastre de cette rébellion qui, après deux mois, a incendié son siège, l’Hôtel de ville de Paris puis tant d’édifices prestigieux, les adulateurs vantent l’instauration de l’école obligatoire. Le mensonge les repaît. Une loi Guizot, qu’ils taisent, l’a instituée quarante-sept ans plus tôt.

    La rumeur de ta mort assassine ta mère. Ta petite sœur aussi, la dernière, la trémière toujours en pèlerinage par-ci, en prière partout, transpire plus qu’un bénitier. Mais elle a su capter ta fortune. Elle s’est attaché les meilleurs soutiens, ton propre avocat, et fait interner, près de Dole, l’aînée, Zoé.

    Tu n’as jamais ne serait-ce qu’entrevu tes deux neveux, conçus dans le péché. Au mariage, le père les a reconnus. Ta conception de la fraternité ne choque pas les élites. Pour tous les bonimenteurs du monde, le cœur du bon côté ouvre des avenues ; aux sots, les sentiers des chèvres.

    Toi, tu avais séduit Virginie, à Dieppe. De onze ans ton aînée, presqu’une mère, elle t’a tout appris, tant aimé, nourri, porté les jours de peine, excusé tes écarts sans nombre. Consignée à Paris, tu ne lui as jamais montré ton repaire ni ton père. Pour prix de sa passion, tu l’as rendue fille-mère.

    Ton fils doué pour le dessin, disais-tu, tu ne l’as pas reconnu. Tu l’abandonnais des mois à courir le monde et te retrancher sur les rives de la Loue. Dix ans, Virginie a tenu. Tu as fanfaronné quand elle est partie, pour son petit. Elle est morte à l’hospice ; tu fais la fête, proche. Ton fils, cinq ans après…

    Tes larmes, à la mort d’Émile, touchent. Il est tard. Ne te méritait-il pas, Courbet ? Tu l’as procréé orphelin de ton amour. Ton côté droit, que gueulait le Vieux avec « marche droit », a toujours supplanté tes devoirs d’individu. Maintenant, le droit est tel que chacune peut concevoir des orphelins.

    Je ne te hais pas, tu sais, « mon pays », avec toutes tes bosses, tes contrebosses. Tes thuriféraires les taisent. Ils les cachent. Ils préfèrent l’ogre, épouvantail de l’ordre, toi qui méprisais Napoléon III, mais fricotais avec son demi-frère, le Duc de Morny. Le ministre de l’Intérieur achetait tes toiles.

    Tu aurais rabroué Homère, si tu l’avais su créer les dieux à ton image. Tes femmes sont natures. Nulle déesse. La trogne de la Fileuse figure ta cadette. Ton souci de la vérité ne sort pas du cadre. Ton pinceau, ton couteau l’établissent. Ta lumière nous comble. Le fanfaron chez toi siffle par surcroît.

    Les docteurs-ès-arts, vaudous à poupée, tressent l’épine post-mortuaire. Leurs convictions annulent tes écarts. Antimilitariste, tu baptises un canon à ton nom. Ta tête de communard – une pomme cuite de trop de réunions – les indiffère. Le marigot exige que tu restes un mendigot révolutionnaire.

    Proscrit, tu t’es proscrit sans que le gouvernement y songe, pour tes sous. Tu es mort en rebelle, à croire les faux en écriture. Ils nient la prospérité de l’époque. La dette de guerre réglée en cinq ans à l’Allemagne n’a pas empêché la reconstruction de la colonne Vendôme. Tu n’y es pour rien, gros.

    J’éventre le Courbet en paille. Au squelette sur la pique, je rends ta chair et la chair de ta chair. Malgré les stridences, le silence ne broiera pas la vérité. Gustave vaut mieux que sa caricature. N’as-tu pas peint L’Hallali du cerf pour fixer ton regret de Cuenot, mort, le seul ami-cœur de ta vie entière ?

    Beaucoup ne te connaissent que par L’Origine du monde, titre douteux, toile-billot. Le tronc à la fente poilue reste sans tête, ni pieds, point de mains, d’être moins encore. Une entrée de grotte vierge de l’infinité de ses secrets. Je préfère L’Atelier du peintre, ton chef-d’œuvre, avec Émile et Virginie.

    Il n’est pas vrai qu’à un ami on ne dise pas la vérité. À qui la dire, alors ? Francis Wey te reproche d’avoir été « ce nigaud, incapable de se défier de qui le flagornait ». Un siècle et demi plus tard, je garde intact le plaisir de t’élever dans la lumière. Fils unique, je chéris ta mémoire comme un frère.

    [Pierre Perrin – inédit, 18 -26 juin 2021]

    Rappel : Gustave Courbet et la colonne Vendôme
    [par P. P. – mai 2021]

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